— Comptez...
— Qu'est-ce que...
Torrence a entrouvert l'enveloppe qu'on lui tendait. Deux poignes solides, en même temps, se sont posées sur ses deux épaules.
— Monsieur Torrence, veuillez nous suivre à la Police judiciaire...
-- Hein?... Quoi?... Qu'est-ce qui vous prend, Janvier?... Et vous, Bertrand?...
Pendant quinze ans, Torrence a été inspecteur au Quai des Orfèvres, et c'était à cette époque le plus cher collaborateur du commissaire Maigret. Que signifie cette comédie? Pourquoi le sculpteur lui a-t-il tendu une enveloppe qui, le directeur de l'Agence O s'en rend compte maintenant, est bourrée de billets de banque? Et pourquoi cette comédie qui ressemble à une arrestation?
— C'est une mauvaise plaisanterie... dit-il.
— Hélas, ce n'est pas une plaisanterie... Veuillez nous suivre sans faire d'esclandre.
C'est si inattendu, si brutal, que Torrence sent ses jambes se dérober sous lui. Son visage se creuse, ses yeux expriment à la fois le désespoir et l'effroi.
— Mais, messieurs...
Ce n'est pas possible! Il y a là-dedans une tragique erreur. Qu'on lui donne quelques minutes pour s.'expliquer!
— Je vais vous dire...
— Nous avons ordre de vous conduire au Quai des Orfèvres, où vous aurez tout le loisir de parler...
Les quatre hommes prennent place dans un taxi et aucun mot n'est prononcé. On arrive à la PJ. Les yeux de Torrence sont luisants comme s'il allait pleurer, tandis qu'il gravit le large escalier qui lui est si familier.
— Attendez ici... Je vais prévenir le grand patron...
Et, pendant cette attente, on le tient à l'œil comme un malfaiteur vulgaire. Des anciens collègues passent, et sans doute sont-ils déjà au courant, car ils détournent la tête d'un air gêné.
Enfin la porte matelassée du directeur s'ouvre. Le grand patron est assis à son bureau. Il évite de lever la tête, feignant d'avoir à compulser des papiers.
Le discours du chef de la Police judiciaire est empreint d'une solennité de mauvais aloi.
— Ce n'est pas la première fois, monsieur Torrence (il l'a toujours appelé Torrence tout court, ou mon cher Torrence), ce n'est pas la première fois que je vous fais venir dans ce bureau, et il m'est déjà arrivé d'avoir des reproches à vous adresser. Jusqu'ici, par bonheur, ce n'était pas grave. Il est impossible qu'une agence de police privée travaille sans qu'aucune friction se produise avec la police officielle, et vos méthodes ne sont pas nécessairement inspirées par la prudence... Hum!... Aujourd'hui, il n'en est plus de même, vous devez vous en rendre compte...
» Est-ce vous le grand coupable?... Est-ce votre collaborateur que nous ne connaissons guère que sous le nom de M. Emile?... Avez-vous soudain de gros besoins d'argent?... Toujours est-il que vous venez de franchir la frontière d'un côté de laquelle on est un honnête homme et de l'autre côté de laquelle on risque de devoir rendre des comptes à la Justice de son pays...
» Au nom de la loi, monsieur Torrence, j'ai le pénible devoir de...
C'est à peine si le pauvre Torrence a respiré, et ses gros yeux reflètent une incompréhension douloureuse. Le chef est interrompu par une sonnerie de téléphone.
— Allô!... Qui?... M. Emile?... Je regrette de n'avoir pas le temps d'écouter... Vous dites?... Vous avez vérifié le point de départ de l'appel et?... Ecoutez, monsieur Emile... L'affaire est grave et j'aime mieux vous avertir que nous ne nous laisserons pas détourner de notre devoir par des manœuvres qui... Comment?... Le commissariat de police de la Madeleine?... Bien...
Le directeur de la PJ, troublé, décroche à nouveau.
— Donnez-moi le commissaire de police de la Madeleine... Allô!... C'est vous, monsieur le commissaire?... Directeur de la PJ, oui... On me dit... Comment?... C'est exact?... Une chasse à l'homme qui s'est terminée dans le hall de la gare Saint-Lazare?... Perdu sa trace?... Aucun de vos agents ne l'a reconnu?... Je vous remercie... Oui, j'attends votre rapport de toute urgence... Par porteur, s'il vous plaît...
Et le chef de murmurer, en regardant tour à tour le sculpteur T..., qui n'y comprend rien, et Torrence, qui n'y comprend pas davantage:
— Messieurs, j'apprends à l'instant des faits troublants... Il observe Torrence avec étonnement.
— Comment se fait-il que votre collaborateur ait eu l'idée de rechercher l'origine du coup de téléphone que vous avez reçu à cinq heures moins trois minutes?
— Je l'ignore... Il arrive souvent à Emile d'écouter mes communications... C'est entendu entre nous... Quelque chose qui m'a échappé l'a-t-il frappé dans le message que j'ai reçu? Je n'en sais rien...
— Toujours est-il qu'il a alerté aussitôt le commissariat de police de la Madeleine... Deux agents se sont précipités dans un bar du coin de la rue Tronchet... L'homme qui venait de téléphoner et que la caissière a désigné y était encore... Quand il a compris ce qui se passait, il a pris ses jambes à son cou, et les agents l'ont poursuivi... Malheureusement, c'est l'heure de la plus grande affluence dans le quartier, et dans le hall de la gare Saint-Lazare, qu'il est parvenu à atteindre, l'inconnu a disparu... Messieurs, je crois que nous ferions bien de mettre cette affaire au point... Quant à vous, Torrence, supposez que vous soyez à ma place...
Le sculpteur T... est reparti pour la Normandie, où il habite un petit village perché sur la falaise, à quelques kilomètres de Fécamp.
Le chef de la PJ et Torrence sont seuls dans le vaste bureau, qu'éclaire une lampe à abat-jour vert.
— Dites-moi exactement, voulez-vous, ce qui s'est passé...
C'est le seul moyen d'y voir clair dans cette affaire aussi pénible qu'embrouillée... Mais, d'abord, que pensez-vous de cet homme qui vient de nous quitter?...
— Je pense, dit Torrence, que c'est, sans nul doute, un artiste de génie... Je n'y connais rien en sculpture, mais le monde entier déclare que c'est le plus grand sculpteur du siècle... Par contre, j'ai l'impression que c'est un émotif et que, dans la vie courante, il lui arrive de manquer de sang-froid... Un matin, voilà quinze jours exactement, il s'est présenté dans nos bureaux à neuf heures et quart... Je me souviens de l'heure, car Barbet, notre garçon de bureau, venait de rentrer avec le courrier...
— Vous l'avez reçu en tête à tête?
— Oui... Je suis cependant obligé de vous avouer qu'Emile, mon collaborateur, peut tout voir et tout entendre de son bureau situé juste derrière le mien...
— Curieux... murmure le chef.
— Non, patron... Puisque j'y suis obligé, je vais vous confier un secret... Le vrai directeur de l'Agence O, je pourrais ajouter le cerveau de l'Agence O, ce n'est pas moi, mais cet Emile, qui passe aux yeux de tous pour un simple employé, et sans lui, nous n'aurions pas connu le tiers de nos succès...
— Continuez...
— Le sculpteur T... s'est fait connaître à moi... Il était fort abattu... Il a commencé par me poser une question que nous avons l'habitude d'entendre, qui est quasi rituelle chez nous:
» — Vous considérez-vous comme tenu, quoi qu'on vous confie, au même secret qu'un confesseur?
» Je lui ai répondu affirmativement... Sa seconde question était plus embarrassante:
» — La police officielle, dans certains cas, garderait-elle également le secret?
Le directeur esquisse un vague sourire et murmure:
— Question qu'on nous pose souvent aussi!... Qu'avez-vous répondu?
— J'ai répondu que cela dépendait de la confession.... » — Dans le cas d'un crime?M’a-t-il alors demandé.
» Et j'ai répliqué:
» Je ne pense pas que la police officielle puisse être mise au courant d'un crime sans que la machine officielle entre en action...
» Alors cet homme que vous venez de voir, et qui est si impressionnant dans sa simplicité, m'a tenu un discours plus que troublant. En voici à peu près les termes: