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» — Supposez qu'un homme comme moi, père de famille, ait tué un de ses semblables dans des conditions telles que tous les tribunaux l'acquitteraient... Supposez, cependant, que le procès ne puisse avoir pour résultat que de déshonorer une jeune fille et de lui rendre désormais l'existence impossible...

» Supposez enfin que le crime ne puisse être découvert...

» Que feriez-vous, monsieur Torrence?

— Qu'avez-vous répondu?

— J'ai demandé à en connaître davantage, sous le sceau du secret... Vous avez dit tout à l'heure, patron, que la police privée ne peut avoir exactement la même ligne de conduite que la police officielle... Notre rôle n'est pas nécessairement de défendre la loi, mais de défendre des humains...

» M. T... m'a fait alors le récit de ce qui s'était passé la veille à Yport...

T..., malgré sa gloire, vit loin de Paris et du monde. Il a fait construire dans son pays natal, à un kilomètre d'Yport, une villa sur la falaise, et il y vit avec sa fille, Eveline, qui a dix-huit ans.

C'est là qu'il travaille. C'est là que, dans son vaste atelier exposé au vent du large, il crée les œuvres qui s'en vont ensuite porter le renom de l'art français dans le monde entier.

Sa femme est morte depuis dix ans. Sa fille est désormais sa seule famille.

Simple et frugal, T... se contente d'un seul domestique, qui est à son service depuis trente ans.

Depuis plusieurs semaines, un homme, un étranger qui habite Fécamp depuis peu, s'est introduit dans la villa du maître, où il rend de fréquentes visites. Il est tellement insinuant qu'il est impossible de lui faire comprendre que ses visites sont indésirables, bien que T... ait flairé en lui l'aventurier.

Deux ou trois fois par semaine, l'après-midi, il vient à pied, de Fécamp, par le sentier du bord de la falaise. Si le maître travaille et a consigné sa porte, il s'arrange pour être reçu par Eveline...

Les pères sont souvent aveugles. Les artistes le sont doublement. Il faut un hasard... Le travail, cet après-midi-là, ne marchait pas au gré du sculpteur... Il pénétra soudain dans le boudoir de sa fille...

C'est pour s'apercevoir que le visiteur a déshonoré le toit sous lequel il était reçu...

Aucun doute n'est possible— Le suborneur, qui s'appelle Evjen, et qui se dit Danois, accepte d'ailleurs la situation avec cynisme...

-- Il n'y a pas de quoi se mettre dans de pareils états, lance-t-il au père. Les jeunes filles sont faites pour...

Alors le sculpteur se saisit d'un chandelier à sept branches, en argent massif. Il est puissant, malgré son âge.

Il frappe, et c'est un cadavre qui tombe à ses pieds.

— Il faut reprendre ici les paroles de T... lui même:

» J'aurais pu appeler la police... Il n'y a pas un jury au monde qui aurait osé me condamner... Mais comprenez-vous, monsieur Torrence, que c'était déshonorer ma fille, que j'ai eu le tort de condamner à une solitude incompatible avec son âge?... Pendant deux heures, j'ai tourné en rond dans mon atelier et j'ai cru que ma vie était finie... Enfin, j'ai pris un parti... Evjen est peu connu à Fécamp... En outre, on savait que, s'il se rendait chez moi, il empruntait le sentier de la falaise où les « cavées » et les éboulements sont nombreux...

» Dans une brouette, qui me sert à transporter la glaise, j'ai conduit le corps jusqu'à un de ces éboulements et je l'ai poussé... La marée était haute...

» Si on retrouve un jour le cadavre, les traces qu'il porte à la tête passeront pour avoir été produites par le choc contre les rochers...

» Je préférerais faire à la police une déclaration officielle.

» J'ai peur qu'on exige que l'action suive son cours... Et je ne veux à aucun prix voir ma fille obligée de confesser sa faute devant la foule réunie dans un prétoire...

» Ma conscience, pourtant...

Le directeur de la PJ écoutait en caressant machinalement sa barbiche grise.

— Voilà toute l'histoire, patron!... Je vous aurais bien envoyé T... Mais, si je connais l'homme sensible que vous êtes, je sais aussi que le fonctionnaire n'a pas le droit de se montrer aussi humain qu'il le voudrait...

» Le sculpteur a insisté pour me dicter une confession complète et pour la signer.

» — On ne sait jamais, dit-il, ce qui peut arriver. A ce moment, il existera au moins un document, que vous garderez dans votre coffre, rétablissant l'exacte vérité...

» C'est ce document, termina Torrence, que j'avais tout à l'heure en poche et que vos inspecteurs ont saisi...

» Je ne comprends pas encore ce qui s'est passé...

— Je vais donc vous mettre au courant en quelques mots, car cette affaire ne fait que commencer... Qui était présent, à l'Agence O, lors de la visite de M. T...?

— Moi, bien entendu... Emile Notre secrétaire,

Mlle Berthe, en qui j'ai aussi confiance qu'en moi-même, et enfin Barbet...

— Ce n'est pas un repris de justice?

— Il a été célèbre en son temps comme voleur à la tire, mais je puis vous jurer que...

— Où Barbet se tenait-il?

— Dans l'antichambre, d'où il ne pouvait rien entendre...

— Et pourtant, affirma le chef, il y a eu une fuite... La preuve en est que, quatre jours seulement après sa visite chez vous, M. T... a reçu une lettre à en-tête de l'Agence O et signée Torrence... Cette lettre, assez cynique, lui donnait rendez-vous dans un petit bar de la Madeleine et lui réclamait vingt mille francs, en prétextant la mauvaise situation financière de l'agence...

» Le sculpteur a cédé... Au Rendez-Vous-des-Limousins, il a rencontré un jeune homme inconnu de lui qui lui a réclamé les vingt mille francs et qui lui a remis un reçu signé de votre nom...

— Mais M. T... ne connaissait pas mon écriture...

-- C'est bien ce que je pense... de même, n'importe qui peut commander chez un imprimeur du papier à lettres portant n'importe quel en-tête... Toujours est-il qu'une première fois M. T... a cédé au chantage...

» La semaine dernière, nouvelle lettre, à peu près rédigée dans les mêmes termes, et réclamant une nouvelle somme de vingt mille francs...

» Le sculpteur a compris alors qu'il s'était fourvoyé et il est venu dans ce bureau me faire ses confidences. Plutôt que d'être, le restant de ses jours, à la merci d'un escroc, il s'est remis entre nos mains...

» Comprenez-vous maintenant pourquoi nous avons organisé une souricière au Rendez-Vous-des-Limousins, et pourquoi, dès que vous avez sorti l'enveloppe de votre poche et saisi l'autre enveloppe qu'on vous tendait, mes inspecteurs se sont précipités et...

Un flot de sang monta au visage de Torrence.

— Vous avez donc pu supposer...

— Mon pauvre ami, vous savez comme moi que, de ce bureau, nous voyons tant de choses malpropres, que... Je me demande encore comment votre collaborateur Emile a eu l'idée de se renseigner sur l'origine du coup de téléphone reçu par l'Agence O...

— Emile est toujours comme ça!... laisse tomber Torrence assez sèchement.

— En tout cas, il est facile, maintenant, de reconstituer les événements. Le maître chanteur, gui paraît être un jeune homme de vingt-cinq à trente ans, très pâle, nous dit-on, a donné rendez-vous à T... dans le petit bar. Pourtant il n'est pas rassuré et, d'un autre café, il guette les allées et venues dans les environs... Le fait qu'il reconnaît nos inspecteurs semble démontrer qu'il s'agit d'un garçon, qui est déjà venu ici, peut-être d'un repris de justice...

» Il a flairé la souricière... Impossible, désormais, de s'emparer des vingt mille francs...

» Mais pourquoi, au lieu de s'en aller tranquillement, comme il pourrait le faire, s'amuse-t-il à vous téléphoner pour vous faire tomber dans le piège à sa place?...