Le menton sur la poitrine, Torrence réfléchit profondément.
— Il n'y a qu'une explication, murmure-t-il enfin. C'est que, pour une raison ou pour une autre, ce jeune homme pâle ait une vengeance à exercer contre moi... Je me permets de vous rappeler, patron, que, malgré ce que vous insinuiez tout à l'heure, il m'est arrivé assez souvent, tant comme inspecteur de la PJ que comme directeur de l'Agence O, d'envoyer des gens en prison...
— Remarquez que je n'ai jamais prétendu...
— Il n'en reste pas moins vrai que quelqu'un était au courant du secret du sculpteur... Non seulement il connaissait le crime commis à Yport et l'histoire du corps jeté de la falaise, mais encore il savait qu'un document était enfermé dans notre coffre...
— Vous n'avez jamais parlé de cette affaire à...
— A personne, patron!... Je vais plus loin... Il n'en a jamais été question entre Emile et moi, si bien que personne n'aurait pu surprendre notre conversation... Notre coffre n'a pas été visité... Nous avons un certain nombre de moyens de nous en assurer... D'où je conclus que, fatalement, quelqu'un a surpris l'entretien que j'ai eu un matin à neuf heures et quart avec M. T... Or, c'est rigoureusement impossible...
— Reste Mlle Berthe...
— Non!
— Ou encore ce Barbet...
— Non!
— Alors M. Emile...
— Non!
— Dans ce cas, mon pauvre Torrence, il ne reste que vous... Soyez raisonnable... Ne niez pas l'évidence... Il y a eu une fuite, et cette fuite, il nous faut coûte que coûte la découvrir... Certes, aucun journal ne parle et ne parlera de l'affaire... Mais il y a plus de personnes à être au courant que vous ne le supposez... J'ai été, en effet, obligé de faire un rapport confidentiel à mes supérieurs... La question a été débattue en haut lieu, en très haut lieu, et comme le corps de cet Evjen n'a pas encore été rejeté par la mer, comme, d'autre part, personne n'a porté plainte, il a été décidé, jusqu'à nouvel ordre, de garder le silence...
» Ce silence n'est admissible que si toute fuite est désormais impossible...
» Vous devez savoir ce qui vous reste à faire...
» C'est urgent, Torrence, extrêmement urgent, et, si vous ne réussissez pas, une jeune fille sera déshonorée et la vie d'un grand artiste brisée par la faute de l'Agence O... » Bonsoir, mon ami...
Et, cette fois, le chef serra la main de Torrence et endossa son pardessus.
II était neuf heures du soir.
II
Où l'on voit l'Agence O se disposer à vivre « en famille »,
selon le mot de Torrence, les heures les plus pénibles
de son existence
Comme la plupart des gros, Torrence était volontiers sentimental. Et lorsque son émotion devenait trop forte, lorsqu'il ne parvenait plus à l'extérioriser, son attitude tournait, facilement à une solennité pas toujours exempte d'un certain ridicule.
Ce soir-là, du moins, avait-il de bonnes excuses. Il venait de vivre les heures les plus dramatiques de sa carrière et, malgré les paroles, en somme encourageantes, du directeur de la PJ, le souvenir de son arrestation — car il avait été bel et bien arrêté par deux de ses anciens collègues —continuait à lui serrer la gorge.
Quand il arriva cité Bergère et qu'il vit de la lumière derrière les vitres dépolies du second étage, il s'arrêta un instant et esquissa un sourire plein d'amertume. Cette maison, connue et respectée dans le monde entier, était certes avant tout l'œuvre d'Emile, mais elle était un peu la sienne aussi et, pour tout le monde, c'était lui le grand patron.
Or il s'en était fallu de peu, de presque rien, pour qu'à cette même heure toutes les rotatives de Paris fussent en train d'imprimer en caractères gras: Les chantages de l'Agence O. Dramatique arrestation de son directeur...
La boutique du coiffeur, si horriblement peinte en mauve agressif, était fermée. Torrence franchit la petite porte et s'engagea dans l'escalier étroit et mal éclairé. Il traversa le palier du premier étage — qui était plutôt un entresol surbaissé — et continua son chemin, enjamba sans la toucher la huitième marche, qui déclenchait une sonnerie dans l'antichambre de l'Agence O.
Allons! Le malheur était écarté, tout au moins provisoirement, et Torrence posait librement la main sur le bouton de la porte, pénétrait dans la clarté diffuse de l'antichambre, où un journal était étalé sur la table de Barbet.
L'instant d'après, il était dans son bureau, qu'il avait cru ne jamais revoir, et il regardait avec étonnement les trois personnages qui l'attendaient en silence.
C'était Emile qui avait eu l'idée de faire rester après l'heure, ce qui leur arrivait souvent, Mlle Berthe et le garçon de bureau.
— Mes enfants... commença le bon Torrence, saisi par l'émotion, je ne voudrais pas, pour tout l'or du monde, revivre les moments affreux que... que je...
Ne trouvant plus ses mots, il éprouva le besoin, dans un mouvement assez pathétique, de leur serrer longuement la main à tous les trois.
Au lieu de s'asseoir à son bureau, dont la lampe avait le même abat-jour vert que les lampes de la Police judiciaire, il resta debout, le dos au feu, dans une pose plus digne d'une heure aussi solennelle.
— Asseyez-vous, leur dit-il. J'ai toujours considéré notre agence comme une famille... Je le pense à présent plus que jamais... Certes, je savais que nous avions des ennemis... Il est impossible de mener à bien l'œuvre que nous avons entreprise sans soulever de terribles ressentiments... Je ne croyais pas, cependant, qu'ils emploieraient contre nous des moyens aussi vils, aussi perfides...
Emile, dans son coin, les lunettes d'écaille sur les yeux, suçait sa cigarette sans broncher le moins du monde. Mlle Berthe avait à la main un mouchoir roulé en boule et Barbet se tenait humblement le plus près de la porte, tête basse, dans une attitude qui était presque celle d'un coupable.
— Mes enfants... vous permettez, Emile, que je vous appelle ainsi également... je suis beaucoup plus âgé que vous... Mes enfants, quelle que soit l'audace de nos ennemis, une chose est malheureusement certaine: une fuite s'est produite à l'Agence O... Je vous demande pardon de vous dire cela... Je sais que cela rend la position de chacun délicate... Une certitude mathématique existe: les termes d'une conversation qui s'est tenue dans ce bureau certain lundi à neuf heures et quart du matin sont venus à l'oreille d'étrangers...
Torrence aurait bien pleuré d'humiliation. Il connaissait personnellement chacun de ses collaborateurs. Il savait que ses paroles faisaient le même effet dans leur petit groupe que quand soudain, au milieu d'une réunion mondaine, on s'aperçoit d'un vol et que chacun a l'impression d'être suspecté.
— Je me suis porté garant de vous tous auprès du directeur de la PJ. Je lui ai juré qu'aucun de vous n'avait sciemment commis une faute professionnelle. Maintenant que nous sommes entre nous, que nous sommes en famille...
Emile commençait à s'impatienter, car il sentait que le pauvre Torrence n'en sortait pas de son discours.
— Maintenant que... Enfin, vous me comprenez... Je vous dis... Je vous dis: mes enfants... si l'un d'entre vous a, sans le savoir, sans le vouloir, sans se rendre compte de l'importance de son acte, rapporté au-dehors une conversation surprise ici...
Il était en nage et il dut s'essuyer le front, où perlaient des gouttes de sueur. Par contenance, il fourra une pipe non allumée entre ses lèvres.
— Une imprudence n'est pas un crime... Je comprendrais parfaitement, et je suis sûr que M. Emile comprendrait comme moi... Ce qu'il faut, ce qui est indispensable, c'est que nous sachions comment l'individu qui a failli ruiner notre réputation et nous prendre notre honneur a été mis au courant de... Mademoiselle Berthe... Pardonnez ma question... Je m'adresse à vous la première, car vous êtes la dernière venue parmi nous... Vous avez des parents, des amis... Il se pourrait qu'un jour, dans la conversation, vous ayez laissé échapper...