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Incapable de parler, elle secoua négativement la tête.

— Réfléchissez avant de répondre... Il s'agit du sculpteur T..., ce vieillard vêtu d'une longue cape grise qui s'est présenté ici un lundi matin...

Mlle Berthe était d'autant plus malheureuse que, depuis certaine enquête au Lavandou, qui restait le plus beau souvenir de sa vie, elle était secrètement amoureuse d'Emile, et que c'est devant celui-ci qu'elle était mise sur la sellette.

— Je jure... Je jure... parvint-elle cependant à balbutier.

— Quant à vous, mon pauvre Barbet...

— Je comprends la situation, allez, patron!... Et je me rends compte de ce qu'on a dû vous raconter au Quai des Orfèvres... Pour eux, je suis toujours un repris de justice... On a dû vous reprocher de m'employer, et c'est naturellement sur moi que...

— Mes enfants, je veux vous donner le temps de réfléchir. Allez chacun dans votre bureau. Nous avons à travailler, M. Emile et moi. Dans un quart d'heure, dans une demi-heure, vous viendrez l'un après l'autre nous dire le résultat de vos réflexions, et je vous garantis, dès à présent, que, quels que soient vos aveux, nous ne... nous... Enfin! Je me comprends...

Il était temps! Torrence était sur le point de sangloter. Jamais il n'aurait cru qu'un jour viendrait où il serait forcé de laisser peser de tels soupçons sur les membres de son personnel. Il lui semblait qu'il était en train, de ses mains, de détruire la belle harmonie de l'Agence O, cette harmonie qui avait permis à un petit groupe d'êtres dévoués de remporter des succès qui faisaient chaque fois l'étonnement de la puissante police officielle.

— Laissez-nous, mes enfants...

Quand il fut seul avec Emile, il se laissa tomber dans son fauteuil et bourra machinalement sa pipe. Il prenait son temps avant de parler, avant d'entreprendre le long récit des événements de l'après-midi. Contre son attente, Emile ne lui laissa pas ouvrir la bouche.

— Je me suis permis, patron, de commencer, en vous attendant, un petit travail qui va nous prendre toute la nuit...

— Mais...

— Je suis au courant de tous les détails par le commissaire de police de la Madeleine et par le chef de la PJ, à qui je me suis permis de téléphoner personnellement... C'était urgent... J'espère que vous ne m'en voudrez pas... Si donc vous voulez m'en croire, nous allons commencer par aller faire tous les deux un dîner aussi copieux que possible, arrosé d'une vieille bouteille de bordeaux... Je vous assure que vous en avez besoin... Ensuite nous reviendrons ici et, tous les deux, nous continuerons l'examen de tous les dossiers de l'Agence O, examen que je viens à peine de commencer...

Ce fut Barbet qui vint le premier au rendez-vous que Torrence avait donné à son personnel.

— Je crois, dit-il avec embarras, qu'il vaut mieux que je disparaisse pour un temps... Si je reste ici, vous n'empêcherez pas la police de croire que c'est par moi que la fuite s'est produite... Et elle vous accusera de me couvrir...

— Vous êtes sûr, Barbet, que...

— Patron! lança Barbet avec indignation.

Et il reprit un peu plus tard:

— Voyez-vous, j'ai ma petite idée... Il y a des chances pour qu'elle ne soit pas la bonne, et je voudrais la poursuivre sans avoir de comptes à rendre... Donnez-moi quelques jours de congé... Pendant ce temps-là, d'ailleurs, je suppose que l'Agence O ne s'occupera de rien d'autre que de ce chantage...

Avant que Torrence ait pu répondre, Emile intervenait:

— A une seule condition, Barbet. D'abord, vous téléphonerez ici deux fois par jour, pour le cas où nous aurions besoin de vous...

— Si vous y tenez...

— Ensuite, vous allez nous promettre de ne pas être armé...

Barbet rougit, prouvant ainsi qu'Emile avait deviné juste,

— Non seulement vous ne serez pas armé, mais si votre idée, comme vous dites, vous conduit à un résultat, voue nous préviendrez avant d'agir...

— C'est que...

— Je croyais, Barbet, que vous nous étiez dévoué corps et âme...

— Bon... Ça va !... Je promets!...

— Jurez...

Et Barbet jura solennellement en crachant par terre.

— J'ai bien réfléchi et je suis sûre de n'avoir parlé du sculpteur à personne... vint dire un peu plus tard Mlle Berthe. Mais je vois que vous avez sorti tous les dossiers de l'Agence O, c'est moi qui les ai classés. Je devine ce que vous allez faire et je vous demande, comme une preuve de confiance, de me permettre de passer la nuit avec vous et...

— C'est impossible, mademoiselle, dans l'intérêt même, de l'agence, car il faut que demain matin, à neuf heures, Il y ait ici quelqu'un de frais... Courez chez vous... Dînez et allez vous coucher...

Un quart d'heure plus tard, les deux hommes, Torrence et Emile, pénétraient dans un bon restaurant des environs des Halles et, bien que Torrence jurât qu'il n'avait pas d'appétit, Emile commandait un menu aussi soigne que s'il eût été en partie fine.

— Laissez-moi faire, patron... Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez...

C'était si vrai qu'après des soles à la dieppoise, arrosées d'un Pouilly de bonne année, le gros Torrence avait retrouvé ses couleurs, commençait à bomber le torse et grommelait en jetant autour de lui des regards terribles:

— Si je tenais ce cochon!...

— Nous parlerons de ça tout à l'heure... Pour le moment, ne songeons qu'à ces perdrix au chou dont je sens le parfum jusqu'ici... Maître d'hôtel.... Envoyez-moi le sommelier, s'il vous plaît...

A onze heures, enfin, Torrence, un havane entre les lèvres, suivait Emile le long du trottoir de la rue Montmartre.

— Voyez-vous, patron, ce problème, comme beaucoup de problèmes d'algèbre, comporte deux inconnues... Celle qui vous inquiète le plus, vous, c'est la première, qui à mes yeux est peut-être la moins importante... Vous vous demandez, en effet, comment un secret aussi important que celui du vieux sculpteur a pu sortir de l'Agence O...

— Il me semble...

— Je sais! Vous êtes un sentimental, et, à l'idée qu'un de vos collaborateurs a pu...

— Avouez que...

— Que c'est ennuyeux... Mais je suis sûr que ce mystère ne tardera pas à être éclairci... Pour cela, il faut éclaircir d'abord le second mystère... Ecoutez-moi un instant avec attention... Supposons que vous soyez un maître chanteur...

Torrence, qui avait été déjà accusé d'un forfait de ce genre l'après-midi, fit la grimace et son cigare lui parut moins bon.

— Je vous demande pardon... Pourtant, il faut se mettre dans la peau de l'homme... Il à découvert un de ces secrets qui valent une fortune, à condition de ne pas trop tirer sur la ficelle... Car, s'il est au courant de la conversation que le sculpteur a eue avec nous, il sait que T... a été à un doigt de tout dire à la police...

» Un premier coup réussit. T... verse les vingt mille francs qu'on lui réclame...

» Eh bien! Patron, je jurerais qu'un maître chanteur digne de ce nom attendrait un certain temps avant de faire une seconde demande d'argent...

» Il faut, comme en chirurgie, laisser le patient reprendre haleine entre deux opérations...

» Remarquez un autre détail... Il s'attend si bien, notre maître chanteur, à ce que sa victime aille se plaindre à la police, qu'il se cache à proximité du rendez-vous...

» Et il ne demande pas l'annuaire pour y chercher notre numéro de téléphone... Il le sait d'avance... Il a prévu que, si T... ne se laissait pas faire, il mettrait l'Agence O dedans...

Emile s'interrompit pour proposer: