» Dites-vous bien, patron, que toute enquête que nous ne réussissons pas en un temps record est une enquête perdue pour nous...
Torrence, hélas, se remémorait ces paroles, les jours suivants, en se livrant à un travail pour lequel l'Agence O n'était pas organisée, un travail de vérifications, de recherches minutieuses où il fallait dépenser de longues heures pour le plus petit renseignement.
C'est ainsi qu'il put supprimer cinq noms de la liste. Un des malfaiteurs était mort. Un autre était aux bataillons d'Afrique. Un autre encore... Bref, il fallut trois journées, qui parurent interminables, pour n'avoir plus devant soi que deux noms, celui de Vatissard, l'ancien clerc de notaire, sorti de prison un mois plus tôt, et celui de Jean-Pierre Defretty, le garçon coiffeur, qui avait quitté Fresnes quelques jours après.
Ce qui compliquait les recherches, c'est qu'ils étaient l'un comme l'autre interdits de séjour. Vatissard avait été aperçu à la pelouse d'Auteuil, Defretty dans un musette de la rue de Lappe, mais tous deux devaient prendre des précautions pour ne pas être repérés.
C'était en somme, pour Emile et pour Torrence, le travail d'un inspecteur débutant à la Police judiciaire. Il est vrai que celle-ci aidait honnêtement l'Agence O par tous les moyens possibles.
Ainsi, le troisième jour, remit-elle à Torrence les photographies des deux repris de justice, face et profil, prises sous la lumière implacable de l'anthropométrie.
Ce fut une minute assez émouvante pour Emile que celle-là, tandis qu'on montrait ces photos, mêlées à d'autres, au garçon de café de la rue Tronchet. En effet, il n'était arrivé à ces deux hommes que par le raisonnement. Mais n'y avait-il pas, dans ce raisonnement, une paille quelconque?
— Le voici... déclara sans hésiter le garçon en montrant le visage maigre et tourmenté de Vatissard. Je le reconnais, bien que maintenant il soit encore plus mal portant...
La caissière confirma les dires du garçon. Deux heures plus tard, tous les agents de Paris et de banlieue, ainsi que tous les postes de gendarmerie, avaient le signalement de Vatissard et l'ordre de l'arrêter.
Jusqu'alors, on avait eu régulièrement, deux fois par jour, comme Emile l'avait ordonné, des nouvelles de Barbet. Il est vrai que ces nouvelles étaient des modèles de brièveté.
— Ici, Barbet... Rien au rapport.
Et il raccrochait aussitôt.
Or, le quatrième jour, à neuf heures du matin, alors qu'Emile venait d'arriver au bureau, la sonnerie du téléphone retentit. C'était le poste de police du XVIIIe arrondissement.
— L'Agence O?... Voulez-vous venir de toute urgence?...
Emile sauta dans un taxi. Au poste de police, il eut la stupeur douloureuse de trouver Barbet, comme sans vie, étendu sur un bat-flanc.
Le pauvre Barbet avait reçu un coup de couteau entre les omoplates, et c'était miracle que le cœur n'ait pas été atteint.
— Où l'avez-vous découvert?
— Dans un terrain vague, rue du Mont-Cenis... Il a dû y rester étendu une partie de la nuit... C'est pourquoi il est si faible... Le médecin affirme que la blessure n'est pas grave et votre homme a refusé d'être conduit à l'hôpital...
Ce jour-là était un vendredi. Avant même d'interroger Barbet, qui sommeillait, à la suite d'une piqûre qu'on lui avait faite, Emile téléphona à Torrence, qui ne tarda pas à le rejoindre.
— Vous devriez aller rue du Mont-Cenis avec l'agent qui a découvert Barbet, patron... S'il a été attaqué, c'est que quelqu'un avait de bonnes raisons pour ça...
Une demi-heure plus tard, seulement, l'ancien voleur à la tire était en mesure de commencer un récit assez heurté de ses aventures. Mais, avant tout, il s'était fait transporter en taxi cité Bergère.
— Il y a des choses qui ne regardent pas les flics, vous comprenez?...
— Je peux m'absenter une demi-heure, monsieur Emile? demanda Mlle Berthe. Nous sommes le premier vendredi du mois. J'ai mon rendez-vous chez le coiffeur, et si je passe mon tour... A moins que vous ayez besoin de moi...
— Voyez-vous, patron, quand on a parlé de la gare Saint-Lazare, j'ai eu tout de suite une idée... Seulement, il faut me jurer de ne répéter à personne ce que je vais vous confier... Le passé est le passé... Je suis devenu un honnête homme, mais ce n'est pas une raison pour trahir d'anciens copains, dont certains ont été bons pour moi...
» A la gare Saint-Lazare, y a, en face de la sortie principale, un vieil aveugle qui vend des lacets de souliers... Vous l'avez certainement vu, mais vous n'y avez pas prêté attention... On l'appelle Grand-Père... Il a maintenant dans les soixante-quinze ans et c'est un homme qui a été fameux en son temps... Il « faisait » les trains de banlieue, plus particulièrement de la banlieue ouest... Il était bien rare qu'aux heures d'affluence sa récolte ne fût pas, en peu de temps, de cinq ou six portefeuilles... Il avait du flair... Il se trompait rarement... A première vue, il reconnaissait les gens qui rentraient chez eux la poche bien garnie.
» Eh bien! Grand-Père n'est pas tout à fait rangé des voitures... S'il n'a plus ses jambes pour travailler, il a encore bon œil, sous ses lunettes bleues, malgré son écriteau d'aveugle... Maintenant, il se contente d'indiquer les coups aux copains, aux jeunes qu'il a formés...
» C'est lui que je suis allé voir... C'est bien extraordinaire qu'il se passe quelque chose dans la gare sans qu'il soit au courant...
» Je lui ai parlé du type qui, dans la foule, est parvenu à échapper aux agents qui le poursuivaient...
» — Ce n'est pas un des nôtres... m'a répondu Grand-Père. Pourtant son visage ne m'est pas inconnu... Il faut me laisser réfléchir, mon fils... Je crois que si tu me payais un petit verre...
» Et c'est venu tout doucement... Grand-Père s'est souvenu qu'il avait aperçu une fois le fuyard aux courses, en compagnie de La Ficelle...
» La Ficelle fait à peu près le même métier que Grand-Père à Auteuil, à Longchamp, à Vincennes et à Saint-Cloud...
» — Oui, je suis sûr qu'ils se connaissaient... Celui dont tu parles était habillé comme un monsieur et portait des jumelles. Mais où vas-tu trouver La Ficelle, maintenant?... En dernier lieu, il était avec une certaine Julie, qui se promenait tous les soirs entre la place Blanche et la place Clichy...
Barbet réclama un petit verre de rhum et, malgré l'interdiction du médecin, Emile en prit dans un placard et lui en donna quelques gouttes.
— J'ai retrouvé la Julie... Mais elle n'est plus avec La Ficelle...
» — C'est cette chipie de Clémentine... m'a-t-elle dit.
» Vous voyez le boulot, patron!... Faut savoir nager entre deux eaux pour s'y retrouver, dans ce monde-là...
» J'ai mis la main sur Clémentine et j'ai su qu'on rencontrait La Ficelle au Tout-Va-Bien du boulevard Saint-Martin...
» —Le Clerc de Notaire!... qu'il m'a dit. Celui qui s'est mouillé et qui a passé trois ans à l'ombre?... Comme c'est drôle, la vie... Tu m'en parles et je l'ai justement rencontré hier avec un type qui habite rue du Mont-Cenis, un type pas très franc du collier, qui fait, lui aussi, dans les écritures... C'est une petite bicoque de deux pièces, à côté d'un terrain vague, tout en haut de la Butte-Montmartre...
» Et voilà, patron... Je suis allé là-bas... Je me suis glissé dans le terrain vague... J'ai vu rentrer les deux hommes, qui avaient dîné dans un restaurant voisin...
— Pourquoi ne pas nous alerter?
— Je voulais en savoir davantage, vous comprenez?... Je n'étais pas sûr... Le Grand-Père pouvait s'être trompé... Je me disais que, quand mes lascars seraient endormis, je ferais peut-être une virée dans la bicoque...
» Ils ne m'en ont pas laissé le temps, les salauds!... Faut croire qu'il y en a un des deux qui est ressorti par une fenêtre que je ne voyais pas... En tout cas, j'ai entendu soudain derrière moi des pas rapides... Je n'ai pas eu le temps de me retourner et je recevais une lame entre les côtes...