— Je vous jure que je suis innocent...
— Mais enfin, mademoiselle Berthe, voulez-vous m'expliquer ce que...
Elle lui désigna gravement le plafond. Jadis, au centre de celui-ci, pendait un énorme lustre. Pour aménager les boxes, on avait dû l'enlever, ainsi que le piton qui le maintenait, et on n'avait pas encore eu le temps de boucher le trou.
— J'étais assise dans une de ces petites loges... Mlle Olga, que vous voyez, et qui est manucure, s'était emparée de mes mains, pendant que M. Nestor s'occupait de mes cheveux... Soudain, j'ai entendu...
Elle montra une fois de plus le plafond.
— Vous comprenez, maintenant?... De cette pièce, on peut entendre tout ce qui se dit à l'étage au-dessus, c'est-à-dire dans le bureau du patron... Du moins à certaines heures... Le matin seulement assez tôt... La clientèle est surtout composée de danseuses et de figurantes du Palace, dont l'entrée de service est juste en face... Ces personnes se lèvent tard... Quand elles envahissent la maison, les séchoirs électriques et les divers instruments que vous voyez font beaucoup de bruit...
Emile regardait le coiffeur d'un œil soupçonneux.
— Ce n'est pas lui, patron... Il n'arrive que vers dix heures... La manucure, elle, arrive à neuf heures, parfois avant, et c'est elle qui met de l'ordre dans la pièce... Quand M. T... est venu chez nous, elle était seule ici... Vous comprenez?... Voilà une heure que je la tiens en respect, puisque vous n'avez pas voulu m'écouter et que vous êtes parti en courant... Je craignais que, se voyant découverte, elle...
Confrontation sans résultat, dans le bureau du commissaire Lucas.
-- Je n'ai jamais vu cette jeune fille... affirmait Vatissard.
— Je ne connais pas cet individu, jurait Olga.
Lucas eut l'idée de faire défiler au Quai des Orfèvres quelques douzaines d'habitués des courses. Trois d'entre eux affirmaient avoir vu le jeune homme et la jeune fille ensemble à la pelouse, le dimanche.
De même, le patron de l'hôtel meublé où logeait Olga reconnut Vatissard pour l'homme qui venait assez souvent, les derniers temps, passer la nuit avec sa locataire.
Alors, voyant Torrence qui s'essuyait le front, le directeur de la PJ murmura:
— Content?
Et le directeur de l'Agence O eut le pauvre sourire de quelqu'un qui revient de loin.
Qu'il avait fallu peu de chose pour qu'une agence sérieuse, respectée, fût à deux doigts de sa perte et du déshonneur! La rencontre fortuite d'un repris de justice intelligent et d'une petite manucure! Un crochet enlevé dans un plafond!
— C'est rigolo... Le matin, quand il n'y a pas de clientes, j'entends tout ce qui se dit au-dessus de ma tête...
Et Vatissard, qui a tiré trois ans de prison grâce à l'Agence O, tend l'oreille.
-- Raconte...
— Ainsi, ce matin, un vieux bonhomme est venu s'assurer de...
— Mes enfants... mes chers enfants... Permettez que je vous appelle ainsi après les émotions de ces derniers jours, les émotions qui...
Le gras Torrence a déjà la larme à l'œil avant de commencer.
— Vous avez pu croire un instant que je suspectais l'un d'entre vous, alors qu'en réalité, dans le fond de mon cœur...
Emile suce sa cigarette éteinte. Barbet digère son rhum, Mlle Berthe frémit encore au souvenir de ce revolver chargé qu'elle a brandi... Et si le coup était parti?
— Vous venez, mes chers amis, de donner le plus bel exemple de travail d'équipe, et je me demande à qui revient la palme...
— A M. Emile... risqua Mlle Berthe.
— M. Emile, en effet, grâce à un raisonnement serré, est arrivé patiemment à démêler l'écheveau qui... l'écheveau que...
— Pardon, patron!... C'est Barbet...
— Eh! Oui... Employant d'autres moyens... Des moyens, hum!... Enfin, des moyens à lui... Barbet, dans le même temps, obtenait, au risque de sa vie, des résultats identiques...
— Et le dixième de la loterie, patron?
— Heu!... Peuh!... Je n'arrivais quand même que bon dernier, et si Mlle Berthe n'avait pas eu l'idée d'aller chez le coiffeur...
— J'y vais tous les premiers vendredis du mois, et Adolphe m'avait annoncé qu'il venait de créer un salon pour dames...
— N'empêche qu'en l'absence d'aide, vous avez eu le courage de prendre un revolver et...
— C'était le revolver de Barbet...
Pauvre Torrence! Il aurait voulu leur décerner à tous des bons points. Il revenait de si loin!
— Ce Vatissard était sur le point de téléphoner ici... Je veux dire au salon de coiffure... Il ne voulait pas fuir sans sa maîtresse... Et moi... Je suis très ému, mes enfants... Il y a, dans la vie, des circonstances qui vous montrent à quel point... Nous étions menacés dans notre honneur et dans notre existence... Or chacun d'entre vous en a assez fait, à lui seul, pour nous sortir d'embarras et pour faire éclater la vérité... Mes enfants, en mon nom et au nom de M. Emile, qui est notre vrai patron, je... je...
Tout ce qu'il put faire, ce fut de s'essuyer les yeux.
Des sourires flottaient sur toutes les lèvres, et il n'y avait pas que de l'ironie dans ces sourires-là.
— Je ne sais pas quelle sera désormais la carrière de l'Agence O, mais je ne peux pas laisser passer cette occasion de vous dire... de vous dire à quel point...
— A quel point nous avons faim, patron! conclut Emile. Et je crois, mademoiselle, monsieur, que je puis me permettre, au nom du grand patron Torrence, de vous inviter à dîner...
Torrence devint cramoisi. Il n'avait pas pensé que, depuis quelques jours, les repas du personnel de l'Agence O étaient plutôt illusoires.
— C'est précisément ce que je... ce que je...
Le menu de ce dîner-là existe encore quelque part, portant les signatures de tous les membres de l'Agence O:
Huîtres de Marennes
Médaillons de foie gras
Homard à l'armoricaine
Agneau de Pauillac à la broche
Haricots verts
Bombe glacée Agence O
Fromages
Fruits
Quant aux vins, il vaut mieux n'en pas parler. C'est Emile qui les choisit, et il renvoya le sommelier pour remplir les verres plus à son aise.
Etait-ce prémédité? Le verre de Mlle Berthe, quoi qu'elle fît, était toujours plein, et, à la fin du repas, elle avait les yeux brillants, la poitrine soulevée par une douce émotion.
— Je ne sais pas pourquoi, lui arriva-t-il de dire... Cette soirée me rappelle le Lavandou...
— Que s'est-il passé au Lavandou? Questionna naïvement Torrence, qui n'était pas de cette enquête-là.
Il ignorait qu'au Lavandou, Emile avait été sur le point, certain soir...
— Rien du tout, patron... Une enquête de l'Agence O... Si Mlle Berthe le permet, nous allons quand même boire une coupe de champagne à la soirée du Lavandou...
Hélas! Mlle Berthe avait déjà trop bu et elle se mit incontinent à pleurer.
— Ce n'est pas bien, monsieur Emile... balbutiait-elle. Je n'aurais pas cru ça de vous...
Les deux autres ne comprenaient pas, et ils comprirent encore moins quand Emile répliqua, en essuyant avec soin les verres de ses lunettes d'écaille:
— Mais puisque je vous dis que je vais vous reconduire et que je parlerai à vos parents...
Une heure plus tard, dans un Paris désert, Torrence et Barbet, sérieusement éméchés, faisaient chapelle sur chapelle, en gens qui ont décidé de ne pas se quitter avant le jour. Et Torrence, tapant dans le dos de son employé, dont il oubliait la blessure, affirmait avec force:
— Vois-tu, mon petit Barbet joli, s'il fait ça, l'Agence O est f...! Parfaitement! Elle est f...! Dès qu'un homme comme lui et une femme comme elle se marient...