— Ici, monsieur, nous ne tenons pas le rayon des racontars...
— Peut-être pouvez-vous nous apprendre quand même qui est M. Jean Marchons?...
— C'est un charmant homme... Un homme trop charmant même, qui a des rentes, dit-on, et qui, dit-on, est venu s'installer à Pithiviers pour être plus près de... Pardon... Je crois que cela brûle sur le feu...
Ce qui brûlait, c'était sa langue. Combien de temps faudra-t-il maintenant pour la réchauffer à nouveau?
— Qu'est-ce que vous en dites, patron? Questionne Emile à voix basse.
— C'est une merveille.
— Quoi?
— Ce faisan... Pour le reste, du moment que le docteur... Nous ne pouvons quand même pas violer le domicile de cet homme et pénétrer de force dans la chambre d'une femme malade... Vous êtes jeune, monsieur Emile... Je suis plus âgé que vous, et il m'en a cuit plusieurs fois, alors que j'appartenais pourtant à la police officielle, de passer outre aux avis de la Faculté... Qu'est-ce que le docteur a affirmé?... Qu'elle est folle...
— Et qu'est-ce que le crochet a dit?
— Allons!... Allons!... Ne vous emballez pas... On peut avoir suspendu n'importe quoi à ce crochet... Un sac de quelque chose... Si le docteur n'était venu et n'avait été aussi affirmatif...
Le patron jaillit à nouveau de sa cuisine, où grésillent des champignons.
— Si nous comprenons bien, monsieur, Mme Dossin était la maîtresse de Jean Marchons, et son pauvre bougre de mari ne se doutait de rien... Ha! Ha Le patron, lui, ne rit pas.
— Mais cette dame n'a-t-elle pas l'esprit un peu dérangé? Insiste Emile, en finissant sa cuisse de faisan.
— Je ne sais pas si c'est ça que vous appelez l'esprit... riposte le patron de l'auberge. Chez nous, ça s'appelle autrement. Et si j'avais une femme pareille, je vous prie de croire que...
Un geste catégorique termine sa pensée.
- Avec les champignons, messieurs, qu'est-ce que je vous sers comme vin?... Que diriez-vous d'un petit vin du Rhône assez corsé, mais juste assez! Et ensuite d'une...
Il n'a pas le temps d'achever. La porte s'ouvre. Une femme surgit. Il balbutie:
— Madame...
Deux yeux fiévreux, des yeux immenses, magnifiques, habités par l'inquiétude. Un visage pâle. Des cheveux que coiffe une jolie toque de fourrure. Des bottes souples.
Elle est arrivée en vélo. Sa machine est encore appuyée à la devanture.
— Monsieur Torrence?
— C'est moi...
— Vous avez vu, n'est-ce pas?... Il ne vous a pas laissé parvenir jusqu'à moi…
C'est donc cette Mme Dossin qui leur a téléphoné et qu'ils ont en vain essayé de voir.
— Excusez-moi... Regardez à quoi j'en suis réduite... Elle entrouvre son manteau de fourrure, et on s'aperçoit qu'en dessous elle est en chemise de nuit.
— Il ne voulait pas que je vous parle... Il a tout fait pour m'empêcher de sortir... J'ai bien pensé que vous ne partiriez pas, que vous ne croiriez pas ses mensonges... Je vous jure qu'il l'a tué... Je m'en doutais... Il y a longtemps que j'avais peur...
— Excusez-moi, patron... Vous n'auriez pas une pièce où nous puissions...
— Il y a bien la salle qui sert pour les noces et les banquets, mais elle n'est pas chauffée... Il faut dire qu'ici on se marie de préférence en été...
Tant pis pour le froid! Et pour les champignons! Et pour le vin du Rhône qui a une si belle couleur mordorée...
— Je vous écoute, madame... prononce Torrence en s'asseyant sur une table.
— J'ai dû m'enfuir par la fenêtre... Ce matin, je suis sûre que Joseph a surpris notre communication téléphonique...
— Joseph?
— Son valet de chambre, qui nous sert aussi bien de maitre d'hôtel... C'est son âme damnée... Si vous saviez ce que j'ai pu souffrir dans cette maison!... Je l'ai trompé c'est vrai...
— Pardon... Qui avez-vous trompé?
— Mon mari...
Elle a au moins vingt ans de moins que lui. C'est une femme magnifique, au visage ardent, à la vitalité intense.
— Je l'ai trompé, je l'avoue... Mais il savait bien, quand je l'ai épousé, que j'avais vingt ans et qu'il en avait près de cinquante... Il savait que je ne pourrais vivre heureuse dans ce château humide et froid...
— Pardon, madame... Au téléphone, ce matin, vous avez parlé d'un cadavre...
— Vous ne l'avez pas trouvé?
— Non...
Elle semble un instant ahurie. Elle murmure comme pour elle-même:
— Je me demande quand il a pu...
— Vous ferlez mieux, madame, de reprendre vos esprits et de nous raconter les événements dans leur ordre chronologique...
— Mais il va venir...
— Et après?
— Il me ramènera au château... Il m'enfermera à nouveau... Si vous saviez dans quelle fureur il est entré quand il a appris que j'avais fait appel à des détectives...
— Que savez-vous de Jean Marchons?...
— C'est mon amant... C'était mon amant...
— Vous dites c'était... Depuis combien de temps le connaissiez-vous?
— Depuis des années...
— Et votre mari ne se doutait de rien?
— Jusqu'à ces derniers temps...
C'est Torrence qui a posé les questions. Soudain Emile demande timidement:
— Où le rencontriez-vous?
— Dans les bois... A Orléans... A Paris...
— Et dan, la cabane en bois?
— Jamais...
— Je vous remercie...
A Torrence de continuer.
— Lorsque vous m'avez téléphoné ce matin, que saviez-vous?
— Hier... Oui, c'est hier que je devais recevoir la visite de Jean vers quatre heures... Il faut vous dire que mon mari était à la chasse, et que, dans ces cas-là...
— Nous comprenons...
— Jean avait l'habitude de laisser sa voiture chez un de ses fermiers... Car il avait acheté deux fermes dans le pays... J'entendais de loin le bruit de son klaxon...
— Et vous l'avez entendu hier?
- Je l'ai entendu... Or, Jean n'est pas venu... Mon mari, par contre, est rentré plus tôt que de coutume... Peu après, je l'ai vu sortir à nouveau et se diriger vers la cabane en bois... Je n'y ai pas attaché d'importance...
— Il avait un marteau à la main? interroge Emile.
— Je...je ne sais pas...
— Il est resté longtemps absent?
— Quelques minutes... Il a été sombre pendant toute la soirée... J'étais inquiète... Ce matin, dès le lever du jour, Je me suis précipitée dehors...
— Vous aviez un pressentiment? fait Torrence, qui pense toujours à ses champignons ratés.
— Je ne sais pas comment vous dire... J'avais entendu le klaxon à l'arrivée... Je ne l'avais pas entendu au départ... Dans les bois, surtout dans cette forêt qui est si déserte en dehors de la saison de la chasse, les sons portent loin... Je pensais à Jean... Je me disais que si mon mari l'avait guetté...
Emile, candide, murmure:
— Vous êtes entrée dans la cabane en bois...
— Oui... Et j'ai vu un corps qui pendait... Celui de Jean Marchons... Je suis rentrée à la maison... J'ai attendu d'être seule... Je vous ai téléphoné...
— Pourquoi n'avez-vous pas averti la police?
Elle les regarde avec étonnement.
— Parce que je ne pouvais pas, comme ça, dénoncer mon mari... Je voulais d'abord savoir...
— Avez-vous vu du sang?
— Du sang? répète-t-elle en regardant tour à tour Torrence et Emile.
— Et un marteau?...
— je ne comprends pas ce que vous voulez dire... Le corps pendait au gros crochet qui est au milieu de la poutre... J'ai attendu que mon mari sorte, comme il le fait chaque matin... Je l'épiais par la fenêtre... Je vous ai téléphoné... Joseph a dû entendre... Après, quand vous étiez en bas, car j'ai bien compris que vous étiez en bas, et j'avais même essayé de vous adresser des signes par la fenêtre, le docteur est venu et a voulu me faire croire que j'étais malade... Je ne suis pas malade... Mais il à peur, vous comprenez... Ils ont peur... Car je découvre maintenant que le docteur s'est mis avec lui... Mon mari était jaloux de Jean... Il l'a tué... Je ne sais pas ou, ce matin, il a porté son corps, mais je suis sûre qu'il l'a tué...