— Attendez que je prenne un manteau, que je ferme la porte…
Tout le long du chemin, il ne lui adresse pas la parole. Il ne l'écoute pas.
Mme Dossin n'est pas folle, il le jurerait. Or, le docteur a affirmé...
— Pourquoi, oui, dites-moi pourquoi on l'aurait pendu s'il était déjà mort?
— Et vous, dites-moi pourquoi, s'il était pendu, on l'aurait frappé à coups de marteau?
Des phares en veilleuse, dans le lointain. C'est Sully, le bord du canal, les voitures de ces messieurs du Parquet d'Orléans et de la brigade mobile.
Emile pousse la porte de l'auberge. Dans la salle mal éclairée, de nombreux personnages sont immobiles quand la gouvernante se précipite vers le billard, soulève la housse, pousse un grand cri et s'évanouit.
IV
Où Emile, dédaigneux de l'enquête officielle,
joue avec l'impénétrable Joseph pour adversaire,
à un étrange jeu
Sans doute, pour le passant non averti, le château du Lac présenterait-il, ce soir-là, un certain air de fête. Il ressemble à s'y méprendre à certaines cartes postales de Noëclass="underline" les sapins qui l'entourent se sont poudrés de neige; dans la cour aussi, un épais tapis blanc amortit le bruit des pas. Deux ou trois chauffeurs battent la semelle près des autos qui attendent au pied du perron, et toutes les fenêtres sont éclairées.
Ces messieurs du Parquet d'Orléans ont décidé, puis qu’ils étaient déjà à Sully, de faire sans tarder leur descente sur les lieux.
Pendant que les policiers vont et viennent dans toutes les pièces à la recherche de Dieu sait quel indice, les plus importants personnages sont réunis dans la bibliothèque. Le substitut et le juge d'instruction sont assis à une longue table de chêne au bout de laquelle un greffier à lunettes a pris place.
Torrence, debout le dos au feu, fume lentement sa pipe. De temps en temps il sourcille, surtout quand des pas se rapprochent de la porte, car depuis l'arrivée au château, Emile a subitement disparu.
Au fond d'un fauteuil, Mme Dossin est plus belle que jamais. Sous le coup de la nervosité, il lui arrive fréquemment de se mordiller les lèvres, si bien que celles-ci sont devenues d'un beau rouge de sang. Ses yeux sombres reflètent un feu ardent. Une créature admirable, de celles qui sont capables de faire rêver les foules comme de déchaîner des drames. Quelle vedette de cinéma elle serait On a appelé par téléphone le docteur Aberton qui, lui, a plus l'air d'un gnome que jamais et qui, à vrai dire, ne paraît pas très à son aise.
— Ce n'est pas à moi que vous devez répondre, docteur... C'est à ces messieurs... Mais j'exige que vous le fassiez avec une entière franchise... Ce matin, quand M. Torrence était ici, vous êtes accouru... Etait-ce votre habitude de me rendre visite à pareille heure?
— Pas précisément, mais...
Elle questionne.
Son mari se tient debout non loin de son fauteuil et fixe obstinément un tapis à ramages bleus.
— Répondez clairement, je vous prie... Est-ce que vous me donniez des soins réguliers?... Est-ce que vous me considériez comme votre malade?
— Pas officiellement...
Les doigts fins de la jeune femme jouent avec un mouchoir de dentelle qui ne résistera pas longtemps. Torrence ne peut s'empêcher de l'admirer, encore qu'elle lui fasse peur.
— Pourquoi, dans ce cas, avez-vous menti à M. Torrence?... Ne vous troublez pas... J'ai entendu ce que vous avez dit... Or, je sais, moi, que c'est mon mari qui vous a appelé téléphoniquement, et qui vous a prié d'affirmer que je suis folle...
Une bûche s'écroule et lance des étincelles. Torrence oublie de tirer sur sa pipe. Le juge d'instruction, par contenance, joue avec un coupe-papier, tandis que le substitut essuie soigneusement un monocle qui n'en a pas besoin.
— Répondez par oui ou par non: m'avez-vous soignée comme on soigne une folle?
— Pas précisément...
— Est-ce que vous me considérez comme folle?
— Je répondrai à cette question dans le cabinet de M. le juge...
— Vous n'osez pas répéter que je suis folle... Si je l'étais, vous m'auriez traitée comme telle et vous m'auriez donné vos soins... Messieurs, je vous demande d'enregistrer l'attitude du docteur Aberton qui, pour complaire à mon mari, pour le sauver, n'a pas hésité...
— Je regrette de devoir vous dire, madame, que, légalement, il y a des chances pour que vous ne soyez pas jugée comme responsable de vos actes...
Le juge s'adresse à M. Dossin.
— Vous niez toujours avoir tué Jean Marchons dans la cabane en bois?...
Le châtelain baisse la tête sans répondre.
— Vous niez l'avoir pendu ensuite?... Puis, ce matin, sachant que l'Agence O allait s'occuper de cette affaire, avoir retiré le cadavre de la cabane et l'avoir transporté jusqu'au canal?.... Je vous ferai remarquer qu'il paraît impossible qu'une femme, même vigoureuse, ait effectué seule ce transport... D'autre part, si elle s'était servie d'un véhicule, ce véhicule aurait laissé des traces...
Par la porte entrouverte, Torrence aperçoit Emile qui passe, affairé, bientôt suivi par le valet de chambre, qui ne le quitte pas plus que son ombre.
Emile a pris son parti de la présence de Joseph. Il feint même de trouver cette présence agréable, et il lui parle comme à un camarade.
— Vous avez tort, mon pauvre Joseph... Ou alors, vous n'êtes pas le domestique fidèle et dévoué quel imaginais... Ou encore, ce n'est pas M. Dossin que vous considérez comme votre maître mais cette femme... Voyons!... Ce placard... Par exemple, je vous félicite pour l'ordre qui règne dans la maison... Si mes moyens me permettaient de vous attacher à mon service... Toujours rien!... Voyons... Comment, dans une maison comme celle-ci, faire disparaître définitivement une paire de bottes?...
» Et il n'y a pas que les bottes!... Il y a encore la corde, la fameuse corde de pendu qui a bel et bien existé, malgré tout ce qu'on pourra prétendre puisque le frottement a rendu le crochet lisse et brillant...
» Par ici, si vous le voulez bien...
Chose étrange, Joseph ne s'inquiète pas des autres policiers, qui pourtant fouillent la maison avec beaucoup plus de méthode qu'Emile. Il est vrai qu'eux ne savent pas ce qu'ils cherchent. Ils fouillent par habitude, parce que, dans toute affaire criminelle, la police recherche les moindres indices.
— Vous verrez, mon pauvre Joseph, que vous me demanderez pardon de la mauvaise grâce que vous manifestez à mon égard... Ou bien j'ai raison, et alors vous êtes un imbécile... Ou bien j'ai tort, et dans ce cas vous passerez une partie importante de ce qui vous reste à vivre dans une cellule... Mais... Sacrebleu!... Vous ne pouviez pas le dire tout de suite?... Ce sont vos cheminées monumentales qui m'ont mis dedans... On n'imagine pas, en voyant des bûches d'un mètre flamber 'dans toutes les cheminées, que c'est suffisant, et qu'il faut par surcroît avoir recours au chauffage central... Où est le calorifère, Joseph?... Ne vous dérangez pas... Je n'ai qu'à suivre les tuyaux... Parbleu!... Où faire disparaître une paire de bottes et une forte corde, sinon dans un calorifère où...
Il se tourne vers une des chambres où deux inspecteurs fouillent les armoires.
— Pardon, messieurs... Mon patron, l'inspecteur Torrence, vient d'avoir une idée?... Pour la contrôler, j'aurais besoin de votre aide... Auriez-vous l'extrême obligeance de m'accompagner à la cave?... Pas si vite, Joseph!...Messieurs, je vous prie, empêchez ce domestique trop zélé de passer devant... Les menottes sont peut-être superflues, mais il serait navrant que ce garçon arrive au calorifère avant nous...
--- voyez-vous, messieurs, ce qui m'étonne, c'est qu'un malheur ne soit pas arrivé plus tôt...
C'est toujours Mme Dossin qui parle et, ce qui est hallucinant pour tous ceux qui l'écoutent, ce qui crée un malaise auquel nul n'échappe, pas même le greffier, pourtant habitué aux situations dramatiques, c'est cette question qui se pose à tous les esprits: Est-elle folle? »