Elle s'anime. Elle détache toutes les syllabes.
— Quand j'ai consenti à l'épouser, il m'a juré que jamais, à cause de son âge, il ne se permettrait d'être jaloux... C'est à cette seule condition que j'ai accepté de devenir sa femme... Il me promettait une vie agréable, de nombreux voyages, des séjours sur la Côte d'Azur et dans les villes d'eau... Hélas! Cette jalousie que j'appréhendais n'a pas tardé à le ronger, à dominer tous ses autres sentiments... C'est pourquoi il est venu m'enfermer ici, où il empêchait pour ainsi dire tout contact entre le monde et moi...
L'accent est tellement sincère!». Et comment ne pas comprendre la passion de cet homme de cinquante ans, ses tortures en face de cette créature splendide?
— J'ai eu un amant, c'est vrai... J'aimais Jean Marchons. Il m'aimait... Nous avions formé le projet de nous enfuir, et nous n'attendions qu'une circonstance favorable, car ces rendez-vous dans la forêt nous faisaient peur...
Torrence a tressailli. Personne ne songe plus à la vieille gouvernante de Jean Marchons, qui est assise près de la porte et qui pleure. Or, elle vient de lever la tête Elle a ouvert la bouche, mais elle n'a pas eu le temps de parler.
Alors Torrence s'approche d'elle, lui met doucement la main sur l'épaule, l'attire dans le hall, puis dans un petit salon du rez-de-chaussée dont il referme la porte.
— Il l'a tué... Dans sa rage, il l'a ensuite pendu, peut-être pour faire croire plus tard, quand par hasard on découvrirait le corps, à un suicide?... Mais il a surpris ma conversation téléphonique de ce matin... Il a eu peur... Il a jeté le cadavre dans le canal... Il a essayé par tous les moyens, avec l'aide du docteur, de me faire passer pour folle et de m'accuser de son crime... Pourquoi, dites-moi, pourquoi aurais-je tué l'homme que j'aimais?
Dans la cave, Emile, qui a le visage et les mains noirs de charbon, murmure avec sa politesse exquise et cette humilité qui cadre bien avec les attributions qu'il a choisies à l'Agence 0: — Je vous demande, messieurs, d'avoir l'extrême amabilité de ne pas toucher à ces cendres... Vous remarquerez, n'est-ce pas, qu'on distingue nettement les œillets des bottes... Quant à cette sorte de serpent blanchâtre, je suis persuadé que vos experts découvriront que ce sont les cendres d'une corde de chanvre...
— II faut tout de suite prévenir le substitut... fait un des inspecteurs. Après ça, je ne crois pas que le bonhomme se montre encore aussi sûr de lui... Quand on pense qu'il a essayé de faire passer sa femme pour folle et...
— Vous venez, Joseph?
Le domestique est outré de cette familiarité.
—--- Je vous assure, mon garçon, que vous feriez mieux de me suivre... Je vais être obligé, là-haut, de révéler certaines choses qui risquent de changer quelque peu le sens de l'enquête...
Au moment où Emile, suivi de Joseph, pénètre dans la bibliothèque, c'est M. Dossin qui est sur la sellette. Toujours droit, mais le regard rivé au sol, il ne répond pas ou se contente de répéter d'une voix qui va faiblissant: --- Je n'ai rien à dire...
Dix fois, vingt fois le juge d'instruction répète ses questions:
— Vous niez avoir pénétré ce matin dans la cabane en bois et en avoir retiré le cadavre de...
Emile a cherché Torrence des yeux et ne l'a pas trouvé. Tant pis. Il s'avance, sans se souvenir qu'il a du noir sur le visage, ce qui produit un effet assez inattendu.
— Pardon, monsieur le juge...
— Un instant... Que faites-vous Ici?... Qui êtes-vous?...
— Excusez-moi de vous déranger... Je suis 'le photographe de l'Agence 0... Sur les ordres et les Indications de l'ex-inspecteur Torrence, je viens de me livrer à certaines recherches... Et j'ai acquis à l'instant même la preuve que c'est bien M. Dossin qui a retiré ce matin le corps de Jean Marchons de la cabane en bois et qui l'a transporté jusqu'au canal...
— Où est cette preuve?
— Dans la cave... Près du calorifère... Deux policiers la gardent... Il s'agit des bottes à lacer que M. Dossin portait ce matin lorsque nous sommes arrivés, et qui avaient disparu... Je... Je veux dire M. Torrence a trouvé étrange ce souci de faire disparaître une paire de bottes et d'en nier jusqu'à l'existence... J'ai cherché... Les bottes ont été brûlées dans le calorifère, sans doute parce qu'elles portaient des traces prouvant que M. Dossin a franchi ce matin les fils barbelés qui sont tendus sur le chemin du canal...
--- La corde est en bas aussi, consumée, mais reconnaissable, et l'analyse des débris...
Le juge et le substitut se penchent l'un vers l'autre et ont une brève conversation à mi-voix.
— Je suppose, monsieur Dossin, que, dans ces conditions, vous ne songez plus à nier un acte qui…
Juste au moment où la porte s'ouvre pour livrer passage à Torrence, Emile lève le doigt, comme à l'école.
— Je vous demande pardon, monsieur le juge... Il y a le marteau...
— Que voulez-vous dire? Le marteau, si je ne me trompe, a été retrouvé dans la cabane en bois...
— Justement...
— Pourquoi, justement? Expliquez-vous, jeune homme...
— Le marteau ne devrait pas y être... Voici M. Torrence qui me le disait à l'instant... N'est-ce pas, patron?... Si M. Dossin avait tué Jean Marchons, le marteau se trouverait actuellement au fond du canal, ou dans les cendres du calorifère, mais nous ne l'aurions certainement pas retrouvé dans la cabane...
— Je ne comprends pas...
— M. Torrence m'expliquait... Supposons que M. Dossin ait tué hier Jean Marchons... Il n'ignore pas qu'il l'a tué d'un coup de marteau sur le crâne... Qu'il espère que personne ne pénétrera d'ici longtemps dans la cabane en bois, soit!... Cependant, il serait élémentaire de faire disparaître ce marteau... Ce matin, il apprend que la police va arriver, qu'elle fouillera la cabane... Donc, il veut faire disparaître toute trace du crime...
— Cela me paraît évident.
— C'est si vrai qu'il brûle la corde... Il pousse même le souci de sa sécurité jusqu'à brûler des bottes qui pourraient le trahir. Pourquoi n'a-t-il pas pris le marteau?...
— Mais...
— Parce qu'il ne l'a pas vu... Parce qu'il ne savait pas où il se trouvait..: Parce qu'il ignorait peut-être qu'il existât... S'il avait commis le crime, je le répète, il connaîtrait la place exacte du marteau, et...
Emile est pourpre de confusion. Il détourne son regard, car celui-ci vient de rencontrer les yeux de M. Dossin, qui expriment une surprise attristée.
— Ce jeune homme est fou... s'écrie Mme Dossin, qui a un mouvement pour jaillir de son fauteuil.
— J'aurais aimé que M. Torrence s'expliquât lui-même, car je ne suis que son modeste employé, et je ne connais pas toute sa pensée... Il m'a dit tout à l'heure qu'à son avis M. Dossin n'avait appris le crime que ce matin, par le coup de téléphone de sa femme, vraisemblablement par Joseph, chargé d'écouter à la porte... Pour expliquer ce coup de téléphone à nos yeux, il a fait venir le docteur Aberton et nous a parlé de la folie de Mme Dossin...
— Je ne suis pas folle...
— Mais si, madame... C'est vous-même, tout à l'heure, qui supplierez le docteur de vous reconnaître pour telle... Votre mari, pour vous éviter la prison... votre mari qui a pour vous une passion aveugle et qui, plutôt que de vous perdre, a accepté des...
— Il était horriblement jaloux...
— Il souffrait peut-être, mais il évitait de s'apercevoir ouvertement de vos écarts, et...
— C'est faux!...
M. Dossin a tiré son mouchoir de sa poche, s'est essuyé le front, puis s'est approché d'un guéridon. Comme il verse un liquide doré dans un verre de cristal taille, quelqu'un se précipite, le commissaire de la Brigade mobile. Et le châtelain de murmurer: — Ne craignez rien... Je ne m'empoisonnerai pas... J'ai seulement besoin d'une goutte d'alcool pour...