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— Messieurs, je n'apporte aucune preuve... Mais je vous demande de ne pas perdre de vue qu'un homme, un vieillard honorable et honoré, est peut-être en train de mourir... J'ignore où il est, je l'avoue... J'ignore si, dans sa nouvelle prison, on a pris soin, comme à Lagny, de lui laisser des provisions de nourriture...

— Des faits, s'il vous plaît, monsieur Emile...

— Il y a un fait, en tout cas, qui est établi. Les médecins légistes sont d'accord pour affirmer que le cadavre découvert dans la cave de la briqueterie est le cadavre d'une femme très blonde, de vingt-huit ans environ... Des témoignages établissent que, vers l'époque à laquelle ce décès a eu lieu, le Cupidon était amarré devant la maison de Lagny et qu'une jeune femme blonde, probablement une Suédoise, était la maîtresse du peintre... L'enquête établira messieurs, j'en ai la certitude, qu'il s'agissait d'une jeune fille ou d'une jeune femme riche...

» Voyez-vous, nous nous trouvons en présence d'un de ces hommes qui n'hésitent pas à se servir de leur attrait sur certaines femmes...

Un sourire, froid comme le regard, étirait les lèvres minces de Dassonville.

— Cette atmosphère voluptueuse de la péniche... Cette ambiance d'amour ou plutôt de vice... Je n'ai pas besoin d'insister... Vous savez comme moi que des jeunes filles, des jeunes femmes qui se disent modernes sont attirées par...

— Nous vous avons demandé des faits, monsieur Emile... Torrence souffrait pour son collaborateur, dont le front était couvert de grosses gouttes de sueur.

— Pourquoi Dassonville a-t-il éprouvé le besoin de se débarrasser de sa maîtresse nordique?... La famille de celle-ci s'était-elle émue?... La jeune femme avait-elle découvert que son amant était marié et avait un enfant?...

— Vous avez des preuves?

— Aucune, monsieur le directeur... Mais le temps presse et les preuves, j'en suis sûr, viendront plus tard...

— En somme, vous échafaudez des hypothèses...

— ... basées sur le caractère des personnages et sur des indices qui ne trompent pas... Vous verrez que nous découvrirons à Londres une jeune femme qui a cru en Dassonville, qui s'est mariée avec lui — c'est si facile en Angleterre! — et qui a un enfant... Vous avez remarqué qu'on n'a retrouvé à bord de la péniche aucune lettre de Londres, alors que le facteur affirme qu'il en apportait tous les deux ou trois jours... Si on prenait la peine de brûler cette correspondance...

— Monsieur est romancier? Questionna Dassonville sans se départir de sa féroce ironie.

— Non, monsieur... Mais il voudrait sauver la vie à un vieillard... Il vous faut de l'argent, beaucoup d'argent pour mener l'existence paresseuse pour laquelle votre titre d'artiste n'est qu'un paravent... Après la petite Suédoise, Mlle Germaine Chauffier-Mignot... Celle-ci vit chez sa tante, à Paris... Dieu sait où elle vous rencontre... Un peintre peut pénétrer dans tous les milieux... Elle s'emballe... Elle devient votre maîtresse... Et vous vous dites qu'il serait plus profitable, étant donné la fortune du père, d'en faire votre femme légitime...

» M. Chauffier-Mignot est sur le point d'accepter, car, sans doute, lui avez-vous donné des preuves de votre intimité avec sa fille...

» Mais votre femme de Londres ne l'entend pas de cette oreille-là...

— C'est tout ce que vous avez trouvé?

— Pour le moment! fait sèchement Emile, qui ne veut à aucun prix se laisser impressionner.

Jamais, au grand jamais, il n'a joué une partie aussi dure.

— Votre femme de Londres, qui a un enfant de vous, ne veut pas de ce mariage... Vous aime-t-elle encore?... Je n'en sais rien... Mais elle en sait long sur vous et elle révèle à M. Chauffier-Mignot, dans la lettre que celui-ci reçoit à Moulins, un soir, un certain nombre de choses sur votre compte...

» Il accourt à Paris... Il va reprendre sa fille... Il vous menace peut-être de révéler à la police ce qu'est devenue votre maîtresse suédoise...

» Le tuer serait dangereux... Sa fille ne sait rien de cette histoire...

» Vous parvenez à emmener le sénateur à Lagny et à le séquestrer...

» Ainsi, vous espérez que, sous la menace, il finira par céder... Que le mariage se fasse, et vous êtes tranquille... Le père de votre femme reculera devant un scandale et se taira...

» Or, il se fait que ce vieillard ne cède pas... Malgré la condition misérable que vous lui réservez, dans une chambre sordide, il tient bon et, un beau jour, il s'adresse à nous...

» Avez-vous eu vent de cette lettre ramassée sur la berge par un gamin?... Vous êtes-vous aperçu que du papier avait disparu de la chambre?

» Vous craignez qu'on découvre votre victime et vous venez la chercher... Pour le cas où quelqu'un apercevrait le vieillard dans votre auto — car vous n'oubliez pas que, comme homme politique, il a eu souvent sa photographie dans les journaux — vous lui coupez la barbe...

» Une seule question se pose... Tout le reste est sans importance... Où avez-vous transporté M. Chauffier-Mignot?... Dans quel nouveau cachot se trouve-t-il à l'heure qu'il est?...

— Monsieur le directeur de la Police judiciaire, dit froidement le peintre, non seulement je nie, bien entendu, mais j'ai l'honneur de porter plainte entre vos mains pour diffamation, violation de domicile et vol d'un sac à main... Veuillez faire appeler, si vous comptez me garder ici, Me Henry-Robert, que je choisis comme avocat...

Pendant toute cette scène, Germaine Chauffier-Mignot est restée comme prostrée, et il serait bien difficile de deviner ce qu'elle pense.

— Vous n'avez aucune déclaration à faire, mademoiselle? Elle articule avec effort:

— Ce n'est pas possible... J'ai reçu plusieurs télégrammes de mon père...

— Datés de Londres, n'est-ce pas?

— Il me disait qu'il était en voyage d'études...

— Aucune lettre?

— Non...

— Voyez-vous, mademoiselle, n'importe qui peut signer un télégramme de n'importe quel nom... Tandis qu'une lettre!... Avez-vous, depuis deux mois, reçu une seule lettre de la main de votre père?...

— Je ne crois pas... Non... Pauvre papa !...

Elle pleure.

Le directeur de la PJ arpente son bureau à grands pas saccadés.

— Mon cher Torrence... Monsieur Emile... Je n'ai pas besoin de vous dire que vous nous avez mis dans une situation... hum!... une situation extrêmement délicate... M. Dassonville est l'ami de hautes personnalités, et si vos hypothèses ne reposent sur aucune preuve...

Emile est à la torture. C'est presque avec des larmes dans la voix qu'il s'écrie:

— Mais, sacrebleu, ce vieillard est peut-être en train de mourir!

— Il est peut-être tranquillement installé dans un hôtel de Londres...

Barbet vient d'entrer. L'Agence O, cette fois encore, n'a pas regardé aux frais. Barbet a été chargé de donner dans la capitale anglaise un nombre considérable de coups de téléphone. Non seulement le sénateur français n'est descendu dans aucun des grands hôtels en harmonie avec sa situation et sa fortune, mais les quelques personnalités politiques avec lesquelles il était en relations ne l'ont pas vu et n'ont pas entendu parler de ce voyage.

— Dassonville, messieurs, ne dira rien... Souvenez-vous de Landru... Et Landru était un homme de mince envergure en comparaison de celui-ci... Landru, si je puis dire, faisait dans le vulgaire, dans le facile, tandis que Dassonville...La question qui se pose de toute urgence est celle-ci: le séquestré dispose-t-il de vivres?... En empêchant Dassonville d'aller le ravitailler, n'est-ce pas nous qui décidons sa mort?...

Emile est presque hagard. Rarement il a pris une affaire tellement à cœur. Il est vrai que, cette fois, il en est littéralement le seul deus ex machina...