Et voilà comment Emile devint ce jour-là, grâce à quelques transformations plus ou moins habiles, l'étudiant panaméen pauvre.
Ses cheveux roux passèrent au noir. Son teint devint olivâtre. Son veston trop étroit le rajeunit encore et ses lunettes d'écaille faisaient très Quartier latin.
Il n'était quand même pas rassuré quand, à trois heures de l'après-midi, il se présenta au concierge d'un somptueux immeuble de l'ex-avenue du Bois, devenue avenue Foch.
— Mme Sacramento, s'il vous plaît?
— Je crois qu'elle vient de sortir... Sa voiture n'est plus devant la porte... Sans doute la trouverez-vous à son club...
— Il n'y a personne chez elle?
— Mlle Rosita doit y être...
Allons! Un peu de courage! Emile prit l'ascenseur et pressa un timbre électrique.
— Je désirerais, dit-il en espagnol au maître d'hôtel en habit qui le reçut, parler à Mlle Rosita Sacramento...
Le maître d'hôtel fronça les sourcils. On sentait qu'il ne comprenait pas l'espagnol et que seul le nom de la jeune fille l'avait frappé.
— Vous voulez parler à Mlle Rosita? Questionna-t-il en français, avec un fort accent anglais ou plutôt américain. De la part de qui?
— Emilio Tessaro...
— Si vous voulez attendre un instant...
Il entendit une voix jeune et joyeuse qui questionnait, derrière une porte:
— Qu'est-ce que c'est, John?
Et, l'instant d'après, il était ébloui par la plus éclatante des apparitions.
II
Où il est prouvé une fois de plus que le monde est petit,
et où Emile se souvient du célèbre cimetière d'Eyoub
Le jeune homme roux de l'Agence O n'avait pas eu le temps d'ouvrir la bouche, sidéré qu'il était par les grands yeux noirs fixés sur lui, qu'une voix joyeuse s'exclamait:
Emile!...
Et Emile, il faut bien le dire, devint aussi pourpre qu'un écolier pris en défaut ou qu'une jeune fille dont la maman découvre la première faute. Il balbutia, sans retrouver sa contenance, et oubliant tout à fait son rôle d'étudiant panaméen pauvre:
— Dora!...
— Quelle idée avez-vous eue de vous faire teindre en brun, chéri?...
Il aurait pu poser bien des questions, lui aussi, mais le sang-froid lui manquait.
A l'Agence O, le personnel aurait juré qu'Emile n'avait jamais eu d'aventure, et Mlle Berthe, la gentille secrétaire, avait en vain vécu quarante-huit heures avec lui au Lavandou, dans une intimité propice.
Le maître d'hôtel s'était discrètement éloigné. Et la jeune fille poursuivait avec une familiarité pleine de bonne humeur et de grâce:
— Qu'est-ce que vous êtes devenu, darling, depuis ce joli cimetière d'Eyoub?... Excusez-moi si je ris... Mais cette idée d'avoir changé de couleur!... Si encore vous étiez une jolie femme!...
L'histoire remontait à cinq ans déjà. Emile était allé passer quelques semaines à Constantinople, devenu Istanbul. Il était descendu au Péra-Palace, et sa vie était à peu près exempte d'aventures quand était arrivé un vieil Américain, M. Simson, en compagnie d'une jeune fille aussi éclatante que libre d'allures.
C'était Dora, Dora qu'on appelait aujourd'hui Rosita. D'Espagnole qu'elle se prétendait alors, elle était devenue Panaméenne.
Le Péra-Palace — ce n'était pas la saison du tourisme — était presque vide. L'Américain et sa compagne prenaient leurs repas à la table voisine de celle où Emile mangeait seul. Que regarder dans une salle à manger vide, sinon une voisine, surtout si elle est jolie?
Emile, pourtant, n'avait pas d'intentions précises et sa timidité naturelle lui aurait enlevé l'idée de toute action audacieuse.
Un soir, comme le dîner finissait, le concierge de l'hôtel était venu lui annoncer:
— Il y a une lune superbe... Si je puis vous donner un conseil, c'est de choisir cette nuit pour votre visite au cimetière d'Eyoub... D'ailleurs, sachant que vous étiez libre, j'ai déjà fait venir la voiture qui a l'habitude de vous conduire...
Contrairement à ce qui se passe en Europe occidentale, les cimetières turcs ne sont pas considérés comme des lieux tristes, mais au contraire, avec leurs allées ombragées, comme des jardins où les amoureux ne dédaignent pas d'égarer leurs pas.
Une heure plus tard, Emile se préparait à quitter le Péra-Palace. Dans le hall, il aperçoit la jeune compagne de l'Américain vêtue comme pour une sortie.
Ils ne se sont jamais parlé, sinon pour se dire: « Pardon, mademoiselle... Passez, monsieur... Je vous en prie... »
Elle s'avance et elle lui dit sans embarras:
— J'ai entendu tout à l'heure que vous allez à Eyoub et que vous avez une voiture... Je suis libre ce soir et il y a huit jours que j'ai envie de visiter ce fameux cimetière... Serait-il indiscret de vous demander une petite place dans votre auto?
C'est une des rares bonnes fortunes d'Emile, la seule, en tout cas, qui lui ait demandé aussi peu de peine.
Dans les allées poétiques bordées de cyprès, Dora n'a pas été avare de confidences. Elle a avoué qu'elle était Espagnole, que M. Simson était un vieil imbécile, mais qu'il était fort riche et qu'il lui faisait des cadeaux somptueux. Pas bégueule pour un sou, la Dora!
— Figure-toi que depuis huit jours j'ai le béguin pour toi et que j'attends une occasion...
Maintes fois, le soir, en s'endormant, ou plutôt en cherchant vainement le sommeil, Emile s'est souvenu des moindres détails de cette nuit-là, qui a été une des plus mouvementées de sa vie.
Le cimetière d'Eyoub et ses coins déserts n'ont pas épuisé l'ardeur de sa compagne, et, de retour à l'hôtel, elle est venue passer deux heures encore dans la chambre du jeune homme avant de se glisser dans l'appartement de Simson.
Le lendemain, Emile se lève tard. Quand il descend, il aperçoit la voiture de l'Américain, chargée de malles, devant la porte de l'hôtel. Pourtant le couple aurait dû rester encore plusieurs jours à Istanbul.
Le concierge lui adresse un clin d'œil. Dora descend, passe devant lui comme sans le voir, suivie de son vieil ami...
Et c'est tout...
Ils ne se sont jamais revus...
— Je vous aurais reconnu, darling, même si vous aviez mis une perruque et une longue barbe grise... Mais comment avez-vous su, après si longtemps, que j'étais à Paris et que je m'appelais maintenant Rosita?...
On avouera que l'embarras d'Emile n'était pas sans cause. Que lui répondre?
— Mademoiselle, je... je...
— John!... John!... appelle-t-elle. Servez-nous un whisky, voulez-vous?... Je suis sûr que mon ami Emile meurt de soif...
Etrange créature, qui est sans doute une aventurière, mais qui peut, d'un instant à l'autre, prendre l'aspect de la plus mondaine des jeunes filles. Un corps admirable. Un visage régulier, sans la moindre trace de vulgarité. Des yeux qui, sous l'action de la passion, deviennent plutôt trop expressifs, mais dont elle sait jouer de telle sorte qu'ils sont aptes à exprimer même les émotions de la vierge.
— Alors, vieil Emile, qu'est-ce que vous racontez et qu'est-ce que vous êtes venu faire ici?... Si ma tante... Elle rit en prononçant ces mots. Il sent que c'est un sondage.
— Vous êtes sûre que ce soit votre tante?
— A peu près comme Simson était mon oncle! lance-t-elle dans un éclat de rire.
C'est lui le plus gêné des deux. Elle joue des yeux, des mains, des pieds, de sa jambe, qui est de toute beauté et qu'elle découvre au-dessus des genoux...
— A nos anciennes amours!... Et vous, ami, que devenez-vous?... Est-ce que vous êtes devenu enfin officier de marine?... Je me souviens qu'à cette époque vous suiviez les cours de l'Ecole navale et que vous étiez venu à Istanbul au cours d'un congé, sur les traces de Loti et de Farrère...