Les cailloux ne cessaient de glisser sous ses pieds. Les rayons du soleil fondant impitoyablement sur eux, ils progressèrent laborieusement, tantôt grimpant une pente escarpée, tantôt dévalant une déclivité encore plus raide. Le paquetage de Mari semblait s’alourdir à chaque pas.
La sécheresse de sa gorge était devenue une source de souffrance permanente. Pourtant, elle continuait à avancer en choisissant un chemin qui leur permettait de rester hors de la vue des bandits qui auraient poursuivi l’ascension. Un petit canyon s’ouvrit devant eux ; il s’incurvait pour rejoindre le défilé où la caravane avait été attaquée. Mari descendit prudemment au fond et le longea jusqu’à arriver dans un cul-de-sac face à un mur. Marmonnant des jurons, elle entreprit de l’escalader, son paquetage, comme animé d’intentions malveillantes, menaçant à chaque instant de la faire basculer dans le vide.
Elle était sur le point de réussir lorsqu’une prise s’effrita. Mari glissa le long de la paroi, dégringolant vers Alain qui la regardait sans rien faire. « Aide-moi ! » cria-t-elle en parvenant à sa hauteur. Le mage la fixa pendant un temps interminable, puis son bras fusa pour la saisir in extremis par le poignet.
Mari aurait juré avoir vu le remords se dessiner sur son visage avant que ses traits ne se figent à nouveau en un masque. Il attendit qu’elle ait une prise ferme et relâcha précipitamment son poignet comme si son contact le brûlait.
Mari ne savait que penser de ce garçon. Une part d’elle le plaignait, une autre lui était reconnaissante pour son secours, mais l’inquiétude et la suspicion demeuraient bien présentes. Pourquoi ne peut-il pas montrer ce qu’il ressent ? Ressent-il seulement quelque chose ? Pourquoi ne m’a-t-il pas aidée immédiatement ? Comment a-t-il appris la teneur de mon contrat à Ringhmon ?
« Merci.
— Je… t’en prie, dit le mage, les yeux dans le vague. Aider », souffla-t-il pour lui-même, comme s’il cherchait à se remémorer le sens de ce mot.
L’après-midi s’étira alors qu’ils progressaient avec difficulté dans les hauteurs vers l’endroit où s’étaient trouvées les voitures de tête du convoi. Le soleil plongeait lentement dans le voile carmin né de la poussière soulevée par la bataille et qui mettrait encore des heures à retomber. Mari opta pour un chemin qui courait le long d’une faille étroite et ils débouchèrent sur une corniche hérissée de rochers, à l’abri des regards.
De là, ils avaient une vue dégagée sur le défilé et la caravane éventrée qui gisait en contrebas. Mari se demanda si des bandits avaient occupé cette position plus tôt dans la journée pour en faire un point de tir. Si tel était le cas, ils n’avaient laissé derrière eux aucune douille témoignant de leur présence ; brigands ou pas, ils ne devaient pas cracher sur les munitions offertes par la guilde des mécaniciens en échange du métal récupéré. Le soleil était bas et tout le défilé était noyé dans l’ombre, maigre réconfort après les tourments causés par la fournaise. Des silhouettes allaient et venaient par petits groupes, rassemblant épées et arbalètes, fouillant les voitures sans emporter grand-chose.
« Que font-ils ? » souffla Mari.
Le mage étudia la scène pendant un certain temps.
« Ils cherchent à créer l’illusion que la caravane a été pillée, sans le faire pour autant. Regarde, ils mettent le feu à la carriole, là-bas, après l’avoir vidée de son contenu, mais le tas de marchandises est si proche qu’il brûlera avec le reste. »
Mari se laissa glisser derrière un rocher et tenta de ne pas penser à l’eau. La chemise sous sa veste était imbibée de sueur, mais il était hors de question qu’elle enlevât son habit de cuir. Cette veste symbolisait qui elle était, tout ce qu’elle avait accompli et enduré pour mériter son statut, et elle lui donnait l’impression d’être une protection, quoique d’une efficacité discutable. Une protection contre les bandits et contre ce garçon étrange, même s’il ne semblait pas représenter une menace.
« Nous devrons attendre l’obscurité si nous voulons avoir une chance de descendre sans être vus.
— Peux-tu te dissimuler ?
— Quoi ?
— Peux-tu te dissimuler ? répéta le mage. Utiliser un sort pour qu’il soit difficile de te voir.
— Tu plaisantes ? lança Mari, mais le mage paraissait parfaitement sérieux. Non, j’ai des vêtements noirs. C’est tout ce que j’ai à proposer.
— Dans ce cas, je ferais mieux d’y aller seul. Je peux dissimuler ma présence, bien qu’il m’en coûte. Mes chances de succès seront meilleures. »
Mari le fixa. Être vue l’inquiétait moins que de chuter pendant la descente. Cela ferait un tel raffut que les bandits ne manqueraient pas de l’entendre.
Cependant, si elle restait sur la corniche, le mage aurait les mains libres une fois dans le défilé.
« Comment puis-je te faire confiance, mage Alain ?
— Je doute que tu acceptes la parole d’un mage. »
La parole d’un mage. Elle avait souvent entendu cette expression. Les mécaniciens et les gens du commun l’employaient fréquemment pour désigner une chose dénuée de valeur.
« Je ne vois aucune garantie que je pourrais t’offrir et que tu jugerais satisfaisante, ajouta-t-il.
— Tu veux dire qu’il n’y a rien qui puisse me convaincre de te faire confiance ?
— Non, je dis qu’aucune de mes paroles ne peut te convaincre de le faire. »
Elle comprit alors ce qu’il entendait par là. Il lui demandait de le juger à l’aune de ses actes. Mais, même ses actes pouvaient être guidés par l’instinct de survie et non par bienveillance à son égard, ce qui rendrait la trahison du mage encore plus facile.
« Je dois quand même entendre certains mots. Donne-moi une seule raison de te faire confiance. »
Le mage la regarda dans les yeux, impassible.
« Je veux… aider. »
Une fois encore, il prononça le terme comme s’il ne lui était pas familier – elle se remémora son hésitation lors de sa chute –, comme s’il n’était pas certain de son sens.
Mari acquiesça en s’efforçant de ne pas montrer la vague de pitié qui la submergeait.
« Très bien, je comprends qu’on veuille aider. Mais pourquoi veux-tu m’aider, moi ? Nos guildes ont été ennemies depuis aussi longtemps qu’elles existent, pour ce que j’en sais.
— J’ai du mal à le comprendre moi-même, répondit le mage en baissant les yeux. Tu m’as sauvé la vie. Alors que j’étais prêt à rester à côté de la caravane et à y mourir, car je ne voyais pas d’autre solution, tu m’as entraîné avec toi. Si tu ne nous avais pas fait escalader les parois du défilé, j’aurais déjà quitté ce rêve pour le suivant. »
Les souvenirs que conservait Mari de ces instants étaient obscurcis par le voile de la peur, mais elle se rappelait que le mage avait paru perdu et indécis, et qu’il avait fallu qu’elle lui donne un ordre pour qu’il la suive.
« Il me semble que tu avais dit alors que la mort importait peu, que tout n’était qu’illusion. Pourquoi tiens-tu tant à la vie désormais ? »
Elle aurait juré que le mage avait quasiment froncé les sourcils en réfléchissant à la question. Elle en était sûre, même si son expression n’avait presque pas changé. Puis il la regarda droit dans les yeux.
« Il y a beaucoup d’illusions que je n’ai pas encore vues. »
Même prononcée sans une once d’émotion, cette phrase était empreinte d’une telle humanité qu’elle balaya tous ses doutes.
« Très bien. Je vais te faire confiance. » Ça ferait une parfaite épitaphe à graver sur ma pierre tombale : elle a fait confiance à un mage. Mais c’est soit ça, soit renoncer tout de suite.