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« Non, pas tous. Beaucoup de mécaniciens se comportent très mal avec les gens du commun, parce que… parce que la guilde enseigne qu’ils ne comptent pas.

— Je ne croyais pas trouver une telle sagesse dans les enseignements de la guilde des mécaniciens.

— Ce n’est pas de la sagesse ! Pas de mon point de vue. »

Le mage Alain l’observa et eut un hochement de tête.

« Tu ne mens pas. Tu ne m’as pas maltraité, même si tu es une mécanicienne.

— Oui… eh bien… » Mari détourna le regard, gênée. « Mes professeurs se plaignaient souvent que je n’écoutais pas tous leurs enseignements.

— Même quand ils te punissaient ? »

Cette fois, Mari ne répondit pas aussitôt. En dépit de ses robes de mage qui le couvraient presque entièrement, elle avait remarqué des marques de cicatrices sur le visage et les mains d’Alain.

« Je ne sais pas ce que tu entends par punition et je ne suis pas certaine de vouloir le savoir. La vie d’apprentie mécanicienne peut être dure parfois, mais j’ai l’impression que tu as traversé bien pire.

— C’était nécessaire.

— Si tu le dis, lâcha Mari, peu encline à engager le débat. Mais pour en revenir à ta question, je sollicite ton opinion parce que c’est ma manière de faire et que tu sembles avoir la tête sur les épaules, même si tu crois en des choses complètement folles.

— C’est un… compliment. » Le regard du mage Alain se fit plus intense. « De la part d’une mécanicienne. Dois-je te demander comment je peux te revaloir cela ? »

Mari laissa un large sourire s’épanouir sur son visage, malgré la douleur occasionnée par ses lèvres gercées. « C’est toi qui décides. Écoute, nous sommes tous les deux exténués. Je te propose qu’on dorme et qu’on avise de la suite demain matin.

— Penses-tu qu’il soit sûr de dormir ici ?

— Je ne me sentirai pas en sécurité avant de voir l’hôtel de ma guilde à Ringhmon. Mais pour cette nuit, j’espère que c’est le dernier endroit où ces bandits iront nous chercher. »

Elle avait déjà fermé les yeux quand une pensée lui traversa l’esprit : et si le véritable sens de la question du mage avait été de savoir si elle se sentait en sécurité en dormant non loin de lui ?

Avait-il été franc avec elle ? Ceux de sa guilde étaient connus pour leurs mensonges. Et sa façon de suggérer que la dissimulation de ses sentiments était liée d’une manière ou d’une autre à la manipulation de la chaleur semblait ridicule. Elle était capable de construire une machine calorifère, et peu importait qu’elle sourît ou fît des grimaces pendant qu’elle procédait à l’assemblage. Malgré les blagues récurrentes sur les appareils qui refusaient de fonctionner au moment où l’on en avait besoin, l’ingénierie n’avait aucun lien avec les émotions.

Pourtant, et quelle qu’en fût la raison, ce mage était singulier. Il avait réalisé quelque chose qu’elle ne pouvait expliquer.

Et la voilà qui reposait à ses côtés, trop fatiguée pour rester éveillée et sur le qui-vive au cas où il tenterait quelque chose. La présence des bandits en contrebas l’empêcherait de se défendre ou de crier si jamais il l’agressait. Difficile d’imaginer pire situation.

Alors que Mari, épuisée, sombrait dans l’inconscience, elle se dit que si elle avait mal jugé le mage Alain et s’était fourvoyée en décidant de lui faire confiance, cette nuit pourrait être plus cauchemardesque encore.

Chapitre 4

Le rêve vint la hanter, comme toujours après une journée éprouvante.

Une Mari âgée de huit ans se tenait dans l’embrasure de la porte de la maison de ses parents, les yeux écarquillés sur les mécaniciens venus la chercher. Elle revit son père s’emporter et sa mère pleurer tandis qu’on l’emmenait. « Tu as très bien réussi les tests. Tu deviendras mécanicienne. »

Changement de décor. Mari regardait les rues de Caer Lyn défiler autour d’elle, comme si elle flottait dans les airs. Les gardes de la ville en cottes de mailles, armés d’épées courtes, les gens du commun observant, impuissants, les mécaniciens qui entraînaient Mari et un autre enfant qu’ils avaient récupéré. Les bateaux à voile emplissaient le port, leurs mats et les caissons de voilure formaient une forêt hérissée tanguant au rythme lent des ondulations qui gonflaient les flots. Un navire à vapeur de la guilde des mécaniciens prenait la mer, laissant dans son sillage un long panache de fumée. Puis se dressa devant elle l’hôtel de la guilde des mécaniciens ; leur petit groupe franchit les portes, elle-même fixant, bouché bée, les lampes électriques qu’elle voyait pour la première fois et les armes étranges arborées par les mécaniciens.

Autre scène : une Mari jeune, debout devant le bureau de distribution du courrier. Elle avait grandi et portait un uniforme d’apprenti avec l’aisance de ceux qui sont habitués aux harnachements de la guilde. Sur sa manche, l’insigne des apprentis de deuxième année.

Le mécanicien à la retraite assis face à elle secoua la tête avec tristesse, comme il le faisait d’ordinaire.

« Il n’y a rien pour vous, apprentie Mari. C’est souvent comme ça avec les gens du commun, vous savez : vous devenez mécanicien et ils n’acceptent pas que vous soyez meilleur qu’eux. Ils ont sans doute oublié jusqu’au jour de votre naissance. Ils vous abandonnent. À l’inverse de la guilde. Nous sommes votre famille désormais.

— D’accord, qu’il en soit ainsi, dit la jeune Mari en ravalant ses larmes. Mais moi, je n’oublierai jamais personne. Je n’abandonnerai jamais personne. »

Une lettre apparut sur le bureau. Cependant, à l’instant même où elle s’en empara pour en connaître le destinataire, elle savait que le courrier ne lui était pas adressé.

Mari ouvrit les yeux sur un ciel matinal d’azur aux reflets cuivrés. Le cauchemar familier né de ses souvenirs se mua en cauchemar éveillé du présent. Alors que son esprit s’extirpait des voiles du sommeil, Mari se rappela les dernières pensées qui avaient précédé son endormissement et se raidit. Elle baissa le regard vers son buste et ses jambes. Ses vêtements n’avaient pas été dérangés.

Tournant la tête avec précaution, elle vit le mage couché à l’autre extrémité du promontoire, aussi loin d’elle que possible, la tête dissimulée sous la capuche de ses robes. Tout comme il dissimulait ses émotions, se dit-elle. Peut-être avait-il été aussi épuisé qu’elle la veille au soir, trop fatigué pour agir selon ses instincts mâles. Ou peut-être le mage Alain était-il tout simplement différent de tous les mages dont elle avait entendu parler.

Elle resta allongée sans bouger pendant encore quelque temps, s’efforçant de chasser les dernières bribes du rêve trop familier et tendant l’oreille à l’affût du moindre son en provenance de la caravane en contrebas. Puis elle s’empara maladroitement d’une des bouteilles d’eau, en retira précautionneusement le bouchon et but bien moins qu’elle ne l’aurait voulu avant de la refermer.

Son remue-ménage réveilla le mage qui se redressa doucement et plissa les yeux pour les protéger de la morsure du soleil levant. Il ne dit rien, saisit une bouteille et se désaltéra avec parcimonie. Il ouvrit un autre paquetage et en sortit des rations de voyage qu’il avait récupérées dans le convoi. Il en tendit une portion à Mari avant de se servir.

La jeune femme mangea lentement, l’appétit coupé par le problème qui occupait ses pensées. La veille, elle n’avait eu ni le temps ni l’énergie pour réfléchir, mais dans la lumière crue du matin sa situation lui sautait à la figure : elle était coincée dans le désert seule avec un mage, sans la moindre idée de la façon de rejoindre un lieu sûr. Comme le lui avait aimablement rappelé Alli lors de son hallucination, les mages mâles étaient tristement célèbres pour leur comportement de prédateurs envers les femmes sur lesquelles ils jetaient leur dévolu. Alain était un mage mâle et elle était une femme.