Néanmoins, la nuit venait de se dérouler sans incident. La veille, il n’avait jamais posé la main sur elle, l’instabilité du terrain offrant pourtant la meilleure des excuses. De ce qu’on lui avait dit, les mages ne cherchaient même pas à justifier cette attitude. Mais rien dans le comportement du mage Alain, la bizarrerie mise à part, ne lui avait donné matière à s’inquiéter. Un homme étrange et dangereux était une chose, un homme étrange et prévenant en était une autre. Je me demande s’il me trouve étrange. Il y aurait eu beaucoup de mécaniciens émérites et d’instructeurs de l’académie pour l’approuver. Ces mêmes mécaniciens et mécaniciens émérites qui estimaient que tous les membres de la guilde auraient dû se vêtir, agir et réfléchir à l’identique.
Oh, lâche-lui un peu les basques, Mari. Nous ne pouvons pas être amis… Ouah, c’est curieux que cette pensée me soit seulement venue à l’esprit… Même si tous les autres mages sont des ordures, tant qu’il ne me donnera pas de raison de changer d’avis, tant que nous n’aurons pas trouvé d’aide, je considérerai le mage Alain comme un allié. Insolite, certes, mais allié.
Avec des mouvements très lents, elle se hissa jusqu’au bord du promontoire et regarda en contrebas. Des silhouettes allaient et venaient autour des restes de la caravane, une demi-douzaine à vue de nez. Il n’y avait aucun moyen de savoir combien étaient dissimulés par le terrain ou combien s’étaient suffisamment éloignés et n’étaient plus à portée d’oreille d’un coup de feu. Elle se laissa retomber et secoua négativement la tête en direction d’Alain.
« Ils sont toujours là.
— J’ai une idée », acquiesça-t-il. Après le long silence qui avait suivi leur réveil, l’absence d’émotions dans sa voix sonnait de nouveau de manière inquiétante.
Pourtant, Mari lui adressa un bref sourire.
« Bien. Ça en fait une de plus que moi. »
Le mage la regarda attentivement, comme si, une fois encore, il cherchait à comprendre ses paroles.
« Je propose que nous passions ici le reste de la journée et prenions autant de repos que possible. À la nuit tombée, nous redescendrons dans le défilé et suivrons la piste vers Ringhmon. Nous devrions être à l’abri dans l’obscurité, tant que nous ferons preuve de vigilance.
— Hier, tu jugeais que la route ne serait pas sûre. Et si les bandits nous tendaient une embuscade quelque part en chemin ?
— Nous aurons plus de chances de nous en sortir dans le noir, que ce soit pour fuir ou nous battre. Tu as ton arme de mécanicien, j’ai mes sortilèges ; nous ne sommes pas sans défense. La route recèle des dangers, mais je pense que nos probabilités de survie sont nulles si nous décidons de couper par ces monts et ces collines. »
Mari contempla le paysage désolé de rochers brisés sous un soleil de plomb et se rappela la lenteur de leur progression, la veille.
« Je déteste l’admettre, mais tu as raison. La route représente notre seule chance. À moins que ceux de ta guilde n’envoient quelqu’un te chercher. Crois-tu qu’ils le feront ?
— Non. »
Elle aurait dû s’en douter. Les mages semblaient peu enclins à perdre du temps sur des concepts comme l’optimisme. Une guilde qui déployait autant d’efforts pour inculquer à ses membres que rien n’avait d’importance ne s’inquiéterait pas pour un mage dont la caravane était en retard.
« Et les tiens ? demanda le mage Alain.
— La guilde de Ringhmon finirait bien par dépêcher quelqu’un pour découvrir ce qui m’est arrivé, mais le temps que la décision soit prise, nous serons morts », lâcha Mari. Attendre le terme de la période réglementaire préalable à toute déclaration de disparition, remplir les documents adéquats, les faire approuver, obtenir l’autorisation de dépense de fonds dans une mission de recherche, etc., etc. Une vieille blague prétendait qu’un mécanicien pouvait mourir de vieillesse avant que la guilde ne valide officiellement sa naissance.
Mari leva les yeux vers le ciel, rassemblant son courage pour faire ce qu’elle savait être son devoir.
« Très bien, mage Alain. Ces bandits en ont après moi. Peut-être devrions-nous nous séparer, pour augmenter tes chances de survie. »
Alain garda longuement le silence. Mari le dévisagea et le vit plongé dans une intense introspection, le regard dans le vague.
« Hé ! Je te parle. »
Le mage prit une profonde inspiration avant de secouer la tête.
« Je choisis de ne pas procéder ainsi. »
C’était la dernière chose à laquelle elle s’attendait. Pourquoi un mage déciderait-il de demeurer aux côtés d’un mécanicien alors que ses chances de survie seraient bien meilleures dans le cas contraire ?
« Pourquoi ?
— Si tout n’est qu’illusion », dit-il lentement comme s’il pesait chacun de ses mots, « peu importe le chemin que je choisis de suivre. Je resterai donc avec toi.
— Ouah ! Merci d’être aussi enthousiaste, lança Mari en le fusillant du regard pour cacher la peur qui la rongeait de se retrouver seule dans le désert avec des bandits à ses trousses. Écoute, on est dans le monde réel, là.
— Rien n’est réel.
— Par les étoiles ! J’essaie d’augmenter tes chances de survie, imbécile de mage ! Profites-en ! Hier, tu m’as suivie pour survivre. Aujourd’hui, tu dois me quitter dans le même but. Alors, fais-le ! »
Alain la gratifia d’un regard dépourvu d’émotion.
« Es-tu en train de me donner des ordres, maîtresse mécanicienne Mari ?
— Ça ne servirait pas à grand-chose, pas vrai ?
— Non, en effet. Était-ce une fois de plus un sarcasme ?
— Tu es aussi têtu que moi, on dirait, lâcha-t-elle en soufflant d’exaspération. Quel âge as-tu, mage Alain ? »
Elle le vit se raidir.
« Je suis un mage.
— Bien sûr. Je n’en ai jamais douté. Quel âge as-tu, mage Alain ? »
Elle crut sincèrement qu’il n’allait pas répondre, mais il se résolut à affronter son regard.
« J’ai dix-sept ans.
— Vraiment ? N’est-ce pas inhabituel pour un mage ? »
Il la considéra intensément pendant quelques instants, comme s’il cherchait à découvrir la raison de cette question, puis il hocha la tête.
« Je dois faire mes preuves.
— Oh. » Mari laissa échapper un soupir. Sa colère face à l’entêtement du mage se mua en un soulagement terni par la culpabilité qu’il eût décliné sa proposition. « Je sais ce que c’est. J’ai dix-huit ans. Le plus jeune maître mécanicien de tous les temps. J’ai atteint le rang de mécanicien à seize ans. Du jamais vu. » Elle détestait se vanter, mais elle en avait assez de ne pas pouvoir dire tout ce qu’elle avait accompli sans passer pour quelqu’un de prétentieux. Au moins, en parlant avec un mage, elle pouvait évoquer son parcours sans que personne ne la soupçonne de vouloir impressionner son auditoire. « J’ai réussi chacun des tests. Je connais mon boulot. Mais tous les mécaniciens émérites que je rencontre pensent que j’ai été promue trop rapidement.
— Beaucoup de mes doyens pensent la même chose à mon sujet. Sans doute ont-ils raison. » Il fit un geste en direction de la caravane détruite. « Après tout, n’ai-je pas échoué ici, à mon premier test ?
— Crois-tu qu’un autre mage, que n’importe qui, aurait pu sauver ce convoi ? Ceux qui nous ont attaqués disposaient d’une puissance de frappe incommensurable. Cette caravane n’avait aucune chance.