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— Mais il était de ma responsabilité de la protéger. Tel était le contrat.

— Ne m’as-tu pas dit que les mages considéraient que rien n’avait d’importance ? Ne viens-tu pas de décider de rester à mes côtés plutôt que de partir seul, malgré de meilleures chances de survie, au motif que ton propre chemin ne comptait pas ?

— Si.

— Dans ce cas, pourquoi le sort de la caravane t’importe-t-il ? »

Une fois encore, le mage Alain faillit froncer les sourcils, comme l’indiqua l’ombre d’une ride venue lui barrer le front. Mais il ne dit rien.

« En vérité, reprit Mari, je pense que tout ça a de l’importance. Mais je pense aussi que tu as fait le maximum de ce que quiconque aurait fait. Je le pense sincèrement. Tu étais prêt à rester sur place et à mourir. Que demander de plus ? »

Le mage réfléchit à ces paroles et regarda à nouveau Mari dans les yeux.

« L’important, c’est que le commun doit toujours vivre dans la peur des mages ; qu’un mage échoue, et cette peur risque de s’amoindrir. Quant à ta dernière question, on peut toujours en demander plus. »

Mari sentit un sourire lui étirer les lèvres devant l’ironie de cette ultime remarque.

« On dirait que celui qui dirige la guilde des mages a des points communs avec les gens à la tête de la guilde des mécaniciens. »

Les deux guildes étaient ennemies. La haine n’était pas un terme trop fort pour désigner la manière dont on apprenait aux mécaniciens à considérer les mages. Pourtant, de nombreux préceptes énoncés par ce mage lui étaient familiers.

Avant qu’elle ait pu ajouter quoi que ce fût, Mari perçut un cri en contrebas et l’angoisse l’envahit.

Le mage jeta un coup d’œil furtif par-dessus les rochers.

« Je dirais qu’ils se préparent à partir. Ils ne nous ont pas entendus.

— Dorénavant, ce serait quand même mieux de nous faire discrets. »

Il hocha la tête, s’installa confortablement et ferma les yeux. Il avait l’air si paisible qu’elle ne pouvait douter de la sincérité de ses paroles quand il lui avait soutenu que rien n’avait d’importance. Mari l’observa quelques instants et se demanda pourquoi c’était justement à un mage qu’elle avait ressenti le besoin de se confier. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas eu d’amis avec qui discuter librement. Peut-être était-ce le soleil qui lui déliait la langue. Après tout, quelles compétences étaient requises pour devenir un mage ? On lui avait enseigné qu’il suffisait d’apprendre une série de tours de passe-passe voués à abuser les gens du commun. Mais cela était faux. Le mage Alain avait traversé des épreuves physiques bien pires que celles qu’elle-même avait endurées. Et il y avait toujours ce truc de surchauffe qu’il avait fait.

Nombre de mécaniciens émérites prétendaient que les mages n’étaient que des bons à rien. Jamais personne ne les avait contredits.

Mari braqua ses yeux vers le ciel, pensive. Depuis l’âge de huit ans, je n’ai jamais quitté les hôtels de la guilde ni l’académie à Palandur. Je n’ai jamais croisé de mages durant tout ce temps, sauf ceux que j’ai aperçus de loin quand nous sortions dans les rues de Palandur avec d’autres apprentis ou mécaniciens. Mais si le mage Alain est capable de faire quelque chose comme son truc de chaleur, il y a sûrement des gens qui ont vu d’autres mages réaliser des tours similaires. Des mécaniciens plus âgés qui ont voyagé de par le monde.

Pourquoi tous les mécaniciens soutiennent-ils que les mages ne sont que des imposteurs ?

Néanmoins, quelle que fût la réponse à cette question, le mage Alain n’était pas ce qu’on pouvait appeler un collaborateur de confiance. Des embûches très violentes avaient à l’évidence jalonné son parcours, mais elle ne pouvait lui rendre son humanité ni son enfance. Elle devait désormais garder ses pensées pour elle-même, à moins qu’elles ne concernent le moyen d’atteindre un endroit où ils pourraient trouver de l’aide.

Quand le soleil toucha au zénith, transformant la cachette des fugitifs en fournaise, le dernier groupe de bandits avait quitté le défilé en suivant la route vers l’ouest, vers Ringhmon. Ils avaient mis le feu aux dernières voitures encore intactes et, marquant leur départ, de fines colonnes de fumée s’étaient élevées dans les airs. Mari et le mage avaient attendu quelque temps malgré l’inconfort croissant, puis la mécanicienne avait décidé que, quitte à mourir, elle préférait être tuée par les malfrats sur la route que grillée vive sur le promontoire.

La descente s’avéra difficile, même en pleine journée. Une fois en bas, Mari inspecta les restes de la caravane, examinant gardes et conducteurs en quête du moindre objet susceptible de leur être d’un quelconque secours. Elle s’y employa aussi longtemps que son estomac put le supporter. Mais depuis l’incursion du mage au cours de la nuit, les bandits avaient consciencieusement détruit ou mis hors d’usage tout ce qui subsistait.

Elle retrouva le mage Alain au bord du cratère creusé par la première explosion qui avait anéanti l’avant du convoi. On avait utilisé beaucoup d’explosifs pour créer une détonation d’une telle puissance, et la guilde des mécaniciens les vendait au prix fort. Cette bande avait à sa disposition des ressources colossales.

Si le mage Alain avait raison à propos des objectifs poursuivis par les brigands – et l’absence d’impacts de balles sur sa voiture tendait à confirmer cette hypothèse –, on avait dépensé tout cet argent et tué tous ces gens dans le seul but de l’enlever. Pourquoi ?

Le mage Alain observait le cratère en secouant la tête.

« Le maître caravanier n’a pas survécu. Je pense qu’une poignée de gardes a pu quitter le défilé en fuyant vers l’est, mais ils n’auront pas échappé aux bandits.

— Je suis désolée de l’apprendre. » Ce n’étaient que des gens du commun, lui souffla son entraînement de mécanicienne. Des êtres inférieurs destinés à servir la guilde. Ils ne comptent pas.

Pourtant, ils comptaient.

Le mage Alain plissait les yeux en regardant au loin et se massait la nuque.

« Cela ne devrait pas avoir d’importance… ils ne comptent pas », dit-il, comme pour se convaincre lui-même, en employant sans le savoir la même phrase qui était venue à l’esprit de Mari, un écho de son éducation.

« Peux-tu me donner une seule bonne raison de ne pas nous mettre en route dès maintenant, sans patienter jusqu’à la tombée de la nuit ? demanda Mari en grimaçant.

— Non. Nous ne rattraperons pas les bandits, à moins qu’ils ne s’arrêtent pour nous attendre. Et s’ils ont décidé de nous tendre une embuscade, je pourrai au moins venger ceux qui sont tombés ici. » L’absence d’émotion dans sa voix reflétait parfaitement l’impassibilité de son visage.

Cependant, Mari aurait juré voir la colère bouillonner au tréfonds de ses yeux. Elle aurait pu lui faire remarquer que son désir de vengeance signifiait que ce qui s’était passé dans le défilé ne lui était pas indifférent. Elle se contenta d’acquiescer en silence, rassurée de savoir que pour ce mage, au moins, le sort des autres comptait.

Ils marchèrent vers l’ouest jusqu’au crépuscule, profitant au mieux de chaque ombre ménagée par les hauteurs entourant le défilé. Juste avant le coucher du soleil, ils quittèrent la route qui amorçait une descente en lacets sur une pente assez raide, avant de s’incurver vers le nord-ouest en un long arc de cercle fendant l’étendue plate du désert qui s’étirait à perte de vue. Regrettant de ne pas disposer d’un voit-au-loin, Mari étudia le panorama qui s’offrait à elle à la recherche de la moindre trace des bandits, mais, à part un petit nuage de poussière au loin sur la piste, elle ne vit rien.