Après avoir dîné modestement d’une ration de voyage et bu aussi peu d’eau que possible, ils attaquèrent la descente en coupant en ligne droite les lacets destinés au passage des caravanes. Ils gagnèrent ainsi beaucoup de temps et arrivèrent au pied des monts avant le lever de la lune.
La clarté de cette dernière les aida à suivre la route. Mari s’efforça de marcher à une vitesse constante tandis qu’ils progressaient à travers la plaine désertique, dans un silence rompu uniquement par le crissement de leurs pas sur le sable, le souffle de leur respiration, et les soupirs occasionnels d’une brise aussi fatiguée que les fugitifs évoluant sur cette piste qui paraissait ne jamais devoir finir. Elle ne vit aucun mouvement aux alentours, aucun être vivant, hormis son compagnon, mais elle entendit les bruissements de petites créatures à proximité.
Jamais Mari n’avait vu d’étoiles aussi brillantes ; elle n’osait cependant pas lever les yeux vers le ciel de peur de trébucher et de tomber. Les mécaniciens n’observaient pas beaucoup les astres et leur étude était fortement découragée, même si, selon l’histoire officielle, les mécaniciens constituaient un groupe d’êtres supérieurs qui en étaient venus. Malgré ces origines – et la majorité des membres de sa guilde que Mari connaissait considéraient cette histoire comme un mythe grandiose –, on apprenait aux mécaniciens à garder les yeux rivés au sol et leurs esprits concentrés sur le seul monde qui existât : Dematr.
Mari titubait d’épuisement lorsqu’elle vit les cieux pâlir en direction de l’est.
Le mage Alain parla d’une voix rendue encore plus atone par la fatigue.
« Nous devrions passer la journée à nous reposer. Nous ne pourrons pas avancer à cette vitesse sous la chaleur du soleil.
— Je suis incapable de faire un pas de plus, même en me forçant. Est-ce que tu vois un endroit qui pourrait nous offrir ombre et protection ? »
Le mage secoua la tête. Ils continuèrent quelques centaines de mètres, jusqu’à ce que le soleil se montrât au-dessus de l’horizon. Alors que leurs ombres s’étiraient perpendiculairement à la piste, Mari repéra un léger renfoncement dans le sol ; un peu à l’écart de la route, c’était le seul abri à des lieues à la ronde. D’un geste, la jeune femme enjoignit au mage Alain de la suivre.
« Je prendrai le premier tour de garde », dit-il tandis qu’ils se désaltéraient.
Mari opina du chef, l’air sombre. Elle se délesta de son paquetage avec un immense soulagement et roula sur le côté pour ne plus bouger.
« Tu devrais enlever ta veste et te couvrir la tête. »
Elle ne voulait pas se défaire de son unique signe d’autorité, de sa seule armure, même si, à cet instant précis, l’habit ne procurait ni l’un ni l’autre.
« Je suis une mécanicienne.
— Je le sais. Y a-t-il quelqu’un dans le coin que tu veuilles impressionner ? »
Fichu mage ! Était-elle en train de lui apprendre l’usage du sarcasme ? Pour toute réponse elle roula sur l’autre côté et lui tourna le dos. La veste lui faisait l’effet d’un carcan surchauffé et l’empêchait de respirer. Mari compta lentement jusqu’à dix, puis sans souffler mot la retira maladroitement et s’en protégea le crâne, en laissant involontairement échapper un soupir d’aise.
Le mage Alain se garda sagement de tout commentaire et elle sombra rapidement dans le sommeil, vaincue par la fatigue.
Mari se réveilla avec une sensation de désorientation et des vertiges provoqués par la chaleur. Elle repoussa sa veste et parvint à s’asseoir en clignant des yeux dans la lumière intense du soleil. Le mage s’était endormi à l’autre extrémité de leur cavité, la tête cachée dans le capuchon de ses robes. Mari tira sur sa chemise qui, imbibée de sueur, lui collait à la peau. Il faudra que je remette ma veste quand le mage Alain se réveillera. Je ne veux pas qu’il me voie ainsi, avec le chemisier trempé. Me faire reluquer par un mage… ça me répugne rien que d’y penser.
C’est injuste. Ce mage s’est toujours comporté respectueusement avec moi.
Mais, je suis désolée, mage Alain. Même toi, tu n’auras pas droit au spectacle du corsage mouillé.
Mari but une petite gorgée, se rallongea en tournant le dos au mage et étala sa veste de manière à couvrir son buste et sa tête.
Le mage Alain la réveilla au crépuscule. Elle le fixa, les yeux écarquillés, songeant qu’elle aurait dû être prise de panique en voyant un mage pareillement dressé au-dessus de sa couche. Mais elle était incapable de focaliser son esprit sur quelque pensée que ce fût, tout à son étonnement de voir le visage de son compagnon se brouiller continuellement pour redevenir net quelques instants après.
« Bois », lui ordonna-t-il. Elle avala une gorgée. « Encore. Termine la bouteille. »
La petite quantité qu’elle venait d’ingurgiter lui raviva suffisamment l’esprit pour penser à nouveau. « Nous devons garder des réserves.
— Nous ne survivrons pas à la nuit si nous ne nous hydratons pas davantage. »
Elle voulut répliquer, mais sa faiblesse physique lui fit prendre conscience du bien-fondé de cette affirmation. Elle avala à contrecœur tout le contenu. Le mage jeta le flacon vide avant d’inspecter leur stock de vivres d’un air préoccupé.
« Est-ce que tu peux marcher ?
— Laisse-moi un peu de temps. » En prononçant ces mots, Mari se demanda s’il allait l’attendre ou tenter sa chance seul.
Le mage Alain s’assit à deux mètres d’elle.
« Tu as attendu que je reprenne des forces quand nous avons échappé à l’embuscade, ajouta-t-il comme s’il avait lu dans ses pensées.
— On ne m’avait jamais dit que les mages remboursaient leurs dettes.
— Les mages ne croient pas en ce genre de choses. Les mages croient…
— En rien. Je sais. Merci quand même. » Après s’être reposée encore quelques minutes, Mari se leva précautionneusement. « Bien. Je peux marcher.
— Il nous reste trois bouteilles. »
La peur n’était plus qu’un sentiment diffus, amoindri par la douleur, la fatigue et la soif que l’eau qu’elle avait bue n’était pas parvenue à étancher.
« Combien de temps pouvons-nous les faire durer ?
— Je pense que nous devrions en boire chacun une cette nuit et partager la dernière demain. »
Au moins le mage avait-il cessé de lui demander pourquoi elle voulait connaître son avis.
« Et si nous ne trouvons pas de puits ni d’aide avant la nuit prochaine ? »
Fixé au sol, le regard du mage demeura impassible. « Nous devons accepter de courir ce risque. Je ne vois pas d’autre solution. »
Mari se frotta les yeux, ils étaient secs et irrités. « Je ne me serais jamais attendue à être d’accord avec un mage sur quoi que ce soit, mais ça arrive très souvent ces derniers temps. J’approuve ta suggestion. » Vacillant sur ses jambes, elle eut toutes les peines du monde à hisser le paquetage sur ses épaules. Le mage l’observa d’un air détaché jusqu’à ce qu’elle fût prête.
Ils se remirent en marche sans souffler mot. Mari se demanda si leur silence avait pour seul but d’économiser leurs forces ou si leur alliance temporaire face à l’adversité touchait à sa fin inéluctable. Les mages et les mécaniciens ne se mélangeaient pas plus que l’huile et l’eau. Tout le monde le disait. Et pourtant, elle savait si peu de choses à propos des mages, de leurs origines.
« Mage Alain.
— Oui, maîtresse mécanicienne Mari.
— As-tu toujours été mage ? »
Il prit son temps pour répondre.