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« J’ai servi comme acolyte avant de le devenir.

— En fait, ce que j’aimerais savoir, c’est si tu es né dans un hôtel de la guilde des mages. Est-ce que tes parents étaient mages ?

— Non. »

Ce mot unique, qui résonna comme une porte qu’on claque, contenait plus de violence émotionnelle que toutes les paroles que Mari l’avait entendu prononcer jusqu’à cet instant. « Désolée. » De toute évidence, il ne voulait pas évoquer ses parents, et ce n’était pas un sujet qu’elle souhaitait aborder. Il y avait pourtant autre chose qui la tracassait.

« Tu sais ce qu’on raconte sur les mages, pas vrai ? Qu’ils font et disent ce que bon leur semble sans se soucier du mal qu’ils pourraient causer à autrui. »

Sa réponse fut aussi dépassionnée que d’ordinaire.

« Il n’y a pas de vérité, il n’y a personne à blesser et la douleur elle-même n’est qu’une illusion.

— Tu le crois vraiment ?

— Oui.

— Dans ce cas, pourquoi n’as-tu pas profité de mon sommeil pour partir en emportant toute l’eau ? Pourquoi ne m’as-tu pas agressée pendant que je dormais ?

— Je ne sais pas, dit-il après un long silence.

— J’imagine que les deux possibilités t’ont traversé l’esprit », insista Mari.

Dans les ténèbres, elle vit à peine le regard qu’il lui lança.

« Je sais que j’aurais pu essayer d’emporter toute l’eau. Mais ce n’est pas une option que j’aurais envisagée. Quant à la seconde… » Sa voix s’érailla. Puis il ne proféra qu’un mot.

« Non.

— Eh bien, merci. » C’était étrange de dire cela à quelqu’un qui venait de nier toute velléité d’agression physique à son encontre, mais Mari n’avait trouvé aucune autre formule. « T’a-t-on enseigné qu’il ne fallait pas commettre de tels actes ?

— On m’a enseigné que ces actes étaient parfaitement acceptables. »

Mari se concentra sur le sol qui défilait sous ses pieds.

« Pour être tout à fait franche, sire mage, c’est également l’enseignement que j’ai reçu. Si, en arrivant dans un hôtel de ma guilde, je rapportais avoir tué un mage et pris ses réserves d’eau pour survivre dans le désert, personne ne verrait à y redire.

— Il en serait de même dans ma guilde si je venais à faire un tel rapport. » Alain se tut quelques secondes et reprit, en pesant chaque terme. « On m’a inculqué que les autres ne comptent pas parce qu’ils n’existent pas, mais aucun de nos doyens ne m’a jamais dit que les mécaniciens recevaient les mêmes enseignements.

— D’une certaine manière, oui. » C’était douloureux à admettre, mais Mari se sentait tenue à l’honnêteté. « Les mécaniciens comptent, mais les gens du commun et les mages n’ont aucune importance. Même si nous pensons que ces gens sont aussi réels que nous, nous ne sommes pas censés nous préoccuper de quoi que ce soit les concernant. Ils ne sont là que pour faire nos quatre volontés.

— Mais toi, tu ne suis pas les enseignements de ta guilde. Est-ce que c’est accepté ? »

Mari eut un rire triste.

« Disons simplement que ma guilde et moi ne voyons pas toujours les choses de la même façon. Comment cela se passe-t-il dans ta guilde pour les mages qui ne suivent pas les enseignements ? »

Alain mit un long moment à répondre.

« Les mages doivent se conformer aux préceptes des doyens.

— Je suis heureuse que, vis-à-vis de moi, tu aies dérogé à la règle, lança Mari. Je promets de ne rien leur dire. »

Le mage Alain la gratifia d’un de ces regards qui ne révélaient rien de ses émotions, mais dans lesquels on devinait le trouble.

« Mes doyens ne t’adresseront pas la parole.

— Je sais. Je voulais juste… Laisse tomber. Je suis contente de ne pas avoir fait ce que les mécaniciens émérites auraient attendu de moi quand je t’ai rencontré. Ce n’est pas parce qu’on te dispense un enseignement que tu es obligé de le suivre à la lettre. Sauf si ce sont des trucs techniques ou des modes d’emploi. Ceux-là, il faut s’y soumettre scrupuleusement. Mais ce n’est pas la même chose. »

Il ne répondit pas et Mari se demanda s’il avait choisi de l’ignorer ou s’il réfléchissait à ce qu’elle venait de dire. Trop fatiguée cependant pour essayer de le tirer de son mutisme, elle concentra ses efforts à poser un pied devant l’autre.

La nuit avançait. Son paquetage semblant s’alourdir à chacun de ses pas, Mari éprouva bientôt une certaine rancœur envers le mage qui, chargé des restes d’eau et de vivres, charriait un poids bien moindre qu’elle. Elle savait pertinemment que son amertume était irrationnelle : nul mécanicien ne confierait ses outils à un mage et les mages étaient aussi réputés pour leur orgueil que les mécaniciens. Elle ne pouvait pas lui demander de porter son barda et il ne s’y abaisserait pas, même si elle le faisait.

Un autre sentiment croissait peu à peu en elle tandis que les étoiles valsaient lentement dans le ciel, reproduisant le ballet joué depuis des temps immémoriaux. Ses dix-huit ans lui permettaient de récupérer relativement rapidement de la fatigue, mais même un corps jeune avait ses limites. Mari sentait ses dernières réserves d’énergie drainées jusqu’à l’épuisement et la nuit continua de s’étirer inlassablement sans qu’aucun signe de vie humaine ne vînt les réconforter. Les cieux étaient clairs, porteurs du froid mordant des nuits dans le désert et annonciateurs d’un jour nouveau où le soleil les frapperait sans merci.

Je vais porter tes affaires, lui proposa Calu.

Mari secoua la tête, sans regarder vers Calu qui marchait à ses côtés. Je peux y arriver.

Tu ne laisses jamais personne t’aider, Mari, la tança Calu. Il avait l’air parfaitement à l’aise, bien que lesté lui aussi d’une veste de mécanicien. Tu étais toujours comme ça quand nous étions apprentis. Tu n’as pas besoin de tout prendre sur tes épaules.

Dans ce cas, pourquoi les gens ne cessent-ils de me demander ce qu’ils doivent faire ? Pourquoi, dès que survient un problème, nombre d’apprentis et de mécaniciens se tournent-ils vers moi ? Je vais mourir ici et je n’ai, moi, personne à qui demander ce que je dois faire.

Tu as le mage, lâcha Calu, mais tu ne peux pas lui faire confiance.

Je sais ! Nous avons bu une bouteille chacun vers minuit, nous n’en avons plus qu’une, que nous devons partager. Et si le mage m’avait menti ? Et s’il en restait d’autres ? Et s’il avait bu en cachette de notre dernière bouteille ? Et si ce mage avait prévu de me faire marcher à en crever, pour ensuite continuer sa route avec toute cette eau dissimulée jusqu’à atteindre un endroit sûr ?

Mari était sur le point de faire volte-face pour lancer ces accusations à la figure du mage quand elle se reprit. Calu ne marchait pas à ses côtés. Il n’y avait personne. Je commence à délirer.

« Nous ferions mieux de boire un peu, croassa-t-elle.

— C’est probablement nécessaire. » La voix du mage Alain était aussi lasse et sèche qu’elle-même se sentait à cet instant. Il sortit la dernière bouteille de son sac et la lui tendit. « Prends-la. »

Elle but lentement en espérant que le liquide imbiberait les tissus de sa gorge en descendant vers son estomac, mais elle s’arrêta lorsque le récipient fut à moitié vide.

« Tiens. Le reste est pour toi.

— Non. Termine-la. »

Sa suspicion s’emballa de nouveau, puis Mari dévisagea le mage et lorgna vers le paquetage assurément vide où il transportait leurs vivres.

« Tu es dans un aussi sale état que moi. Prends ta part.