— Il n’y en a pas assez pour deux. Ce n’est pas grave. Tout ceci n’est qu’un rêve.
— Non ! » Mari lui fourra la bouteille entre les mains, la colère et la frustration lui donnant un regain de forces. « Je t’ai déjà dit que, si je le peux, je n’abandonnerai jamais personne. Il est hors de question que je te laisse mourir pour moi !
— Je ferai comme bon me semblera, répondit-il avec un calme effrayant.
— Bois !
— Je ne reçois pas d’ordre des mécaniciens.
— Fais ce que tu veux, mais je n’avalerai pas cette eau ! » Elle se retourna dans le sens de la marche, déchirée entre la rage face à son entêtement et le désarroi devant ce désir inexplicable du mage de se sacrifier pour autrui. « Bois ta part, s’il te plaît, et allons-y. » Sans attendre sa réponse, Mari fit un pas.
Et s’arrêta.
Le mage la rejoignit. « Que se passe-t-il ?
— Écoute. » Ils tendirent l’oreille et le bruit qu’elle avait entendu devint de plus en plus précis. C’était l’écho de sabots ferrés résonnant sur la terre compacte de la piste. Venant de derrière, le son enflait lentement. « Est-ce que ce sont les bandits ? » souffla Mari.
Le mage Alain la saisit par le bras et l’entraîna avec lui. Elle le suivit à l’écart de la route. Ils se jetèrent au sol pour guetter leurs poursuivants. Mari sortit le pistolet de son holster, en éjecta le chargeur, vérifia son contenu et le remit en place. Elle joua sur la glissière pour introduire la première balle dans le canon et fit sauter le cran de sûreté. Elle remarqua alors que le mage observait la manœuvre d’un regard plein d’incompréhension.
À mesure que le bruit des sabots se faisait plus distinct, il devint évident que la colonne en approche comptait un grand nombre de chevaux, marchant d’un pas lent et régulier susceptible de résister des heures. Un certain temps s’écoula avant que les montures ne parviennent à leur hauteur. Un temps que Mari passa à scruter les ténèbres et à se demander si, après tout, une mort rapide aux mains des bandits n’était pas préférable à une longue agonie dans la fournaise. Laquelle fournaise, s’ils ne se faisaient pas repérer par les cavaliers, aurait de toute façon raison d’eux avant la fin du jour.
La mort paraît inéluctable. Si ce ne sont pas des brigands, ces gens sur la route sont ta seule chance de survie. Mari prit sa décision et, tandis que les premiers cavaliers approchaient, leurs silhouettes se dessinant à peine dans l’obscurité, elle se leva, fit quelques pas titubants vers la piste et braqua son arme sur eux. « Holà ! De la route ! » cria-t-elle d’une voix qui, bien que cassée, sembla résonner à travers la Désolation silencieuse. Soucieuse de ne pas passer pour une petite fille exténuée et effrayée, Mari mit dans les mots qu’elle prononça ensuite tout le poids des commandements des mécaniciens qu’elle put rassembler. « Au nom de la guilde des mécaniciens, arrêtez-vous ! »
Chapitre 5
Alain ne savait pas si la maîtresse mécanicienne Mari avait pris la décision consciente d’en finir au plus vite ou si elle avait été subitement victime d’hallucinations. Il avait remarqué les quelques fois où elle avait paru converser avec des tiers qui n’étaient pas présents, mais, compte tenu de sa propre expérience du stress physique extrême, il ne lui en avait pas fait grief.
Cette fois, néanmoins, quand elle s’était levée, il n’avait eu d’autre choix que de l’imiter et se tenir à ses côtés. S’il s’était encore autorisé à ressentir des émotions, Alain aurait été furieux après elle. Même s’il avait été étonné qu’elle lui demandât systématiquement son avis, il s’y était habitué, ce qui rendait cette action soudaine doublement contrariante. Épuisé comme il l’était, Alain n’avait pas la moindre idée des sortilèges qu’il aurait pu jeter à cet instant ; il était cependant convaincu que leur puissance serait insuffisante pour venir à bout d’un aussi grand nombre de cavaliers. Si la mécanicienne Mari tenait son opinion en si haute estime, pourquoi avait-elle décidé d’engager ce combat à mort sans rien lui dire au préalable ?
C’était une mécanicienne, il avait été stupide de s’attendre à ce qu’elle agisse avec discernement. Mais jamais il ne l’aurait crue assez sotte pour vouloir s’attaquer à une telle multitude d’adversaires avec son unique arme.
Les cavaliers s’arrêtèrent, tête tournée dans leur direction. Pendant un moment, les seuls bruits vinrent des chevaux qui piaffaient d’impatience. Alain nota que le bras raidi de la mécanicienne oscillait ostensiblement, mais qu’elle maintenait l’arme pointée vers la route.
Un des individus mit pied à terre, lentement, sans mouvement brusque. Il approcha, paumes ouvertes et mains tendues, le signe universel des pourparlers.
Il s’immobilisa à quelques pas, les yeux écarquillés sur la mécanicienne.
« Que nous voulez-vous, dame mécanicienne ? »
Ses robes étaient adaptées au désert, tout comme celles qu’avaient portées les bandits. L’homme n’était toutefois pas armé, à l’exception d’un couteau glissé dans sa ceinture. Son regard se posa sur Alain et il eut un sursaut de surprise.
« Et… un mage ? »
Alain fit un pas en avant, décidé à ne rien laisser paraître de sa faiblesse.
« Je suis mage, en effet. »
Les cavaliers restés sur la route commencèrent à parler à voix basse, abasourdis de se trouver confrontés à pareil tandem. La mécanicienne fit un geste de sa main libre.
« Je… nous exigeons le transport vers Ringhmon ou vers tout autre endroit où un tel transport puisse être réquisitionné. »
L’homme qui leur faisait face passa les doigts dans sa barbe.
« Dame mécanicienne, comment êtes-vous arrivée ici ?
— Ce n’est en rien votre affaire. »
Les cavaliers auraient été incapables d’entendre la peur qui se cachait sous le ton autoritaire, mais pas Alain. La mécanicienne Mari créait une illusion de son cru et agissait comme n’importe quel mécanicien arrogant et cassant. Pourquoi ?
Sitôt la question silencieusement formulée, il comprit. En butte à une troupe nombreuse, coupée du soutien de sa guilde, elle cherchait à en imposer à ces hommes pour garantir sa sécurité. Vue sous cet angle, la tactique ne manquait pas d’audace.
Néanmoins, pour leur propre sécurité, il fallait avertir ces cavaliers du danger que constituait la présence des bandits. Alain prit la parole et relata d’une voix impassible les événements qui menaçaient de faire renaître des émotions en lui.
« La caravane dans laquelle nous voyagions a été attaquée et détruite dans le défilé Tranche-Gorge. »
Son timbre atone donnait l’impression que le désastre n’avait pas eu plus de conséquences qu’une halte forcée pour réparer une roue cassée, mais les mots se suffisaient à eux-mêmes. Des murmures alarmés parcoururent la colonne.
« Détruite ? Cette caravane n’avait-elle pas de gardes, sire mage ? demanda leur interlocuteur.
— Un détachement entier, répondit Alain. Les bandits qui nous ont assaillis étaient nombreux et bien équipés. Seuls la mécanicienne et moi avons survécu.
— Nous sommes des marchands qui nous rendons à Ringhmon depuis les champs de sel situés dans les contreforts montagneux, au sud d’ici, dit l’homme sur un ton qui ne masquait pas son trouble. Nous n’avons vraiment pas besoin de tomber sur des bandits, mais nous ne pouvons pas nous permettre de rebrousser chemin pour les éviter.
— Offrez-nous le transport jusqu’à Ringhmon et la mécanicienne et moi-même serons là pour assurer votre protection. Elle possède son arme et moi mes sortilèges », lâcha Alain en accompagnant ses paroles d’un geste dédaigneux. Il prit le risque délibéré d’invoquer la chaleur au-dessus de sa main. L’air s’irisa et il interrompit le sort avant que l’effort ne l’épuise.