« Je ne voudrais pas me montrer irrespectueux, mais je suis responsable de la sécurité de tous ceux qui sont avec moi. Vous voudriez que je mette leur vie en péril sur la seule parole d’un mage ? » La voix de l’homme était dubitative, mais les trémolos trahissaient son malaise.
« Tu as la parole d’une mécanicienne, intervint Mari d’un ton sec et impératif. Cela te convient-il, marchand ? »
Alain fut surpris de voir à quel point la mécanicienne était douée pour intimider les gens quand elle s’en donnait la peine. Il se demanda pourquoi elle n’avait jamais essayé la chose avec lui. Peut-être pensait-elle que cela ne fonctionnerait pas sur un mage, ou sur lui en particulier. Il en savait si peu à son sujet, et son comportement à cet instant lui démontrait que la mécanicienne Mari pouvait révéler différents visages au monde extérieur. Avait-il eu droit à sa personnalité véritable durant ces derniers jours ou à une image destinée à le berner ? Maintenant qu’ils étaient à nouveau en présence de tiers, et même si ces tiers n’étaient que des gens du commun, Alain sentait les enseignements qu’il avait reçus à propos des mécaniciens – leur perfidie et le danger qu’ils incarnaient – reprendre une fois de plus le dessus.
Le marchand s’inclina profondément devant eux.
« Je suis honoré d’accepter la gracieuse proposition de la dame mécanicienne et du sire mage. S’il vous plaît, sire mage et dame mécanicienne », s’empressa-t-il d’ajouter en inversant l’ordre de préséance de sorte que chacun fût mentionné une fois en premier, « je vous prie d’avoir l’amabilité de m’autoriser à vous offrir le transport jusqu’à Ringhmon ou toute localité voisine qui vous siéra. » Les ténèbres ne permettaient pas de voir son visage, mais sa voix faisait montre d’humilité.
« Nous… » La mécanicienne Mari ravala ses mots, puis reprit avec plus d’attention. « J’accepte votre offre.
— Je vous accompagnerai », dit Alain.
Et voilà. Avait-elle compris cela la première ou était-ce lui ? Ils n’étaient plus « nous ». À nouveau, ils étaient séparés l’un de l’autre.
Alain et la mécanicienne Mari emboîtèrent le pas au marchand qui les reconduisit à la route. Deux cavaliers mirent pied à terre ; l’un d’entre eux tendit ses rênes à Alain et l’autre à la mécanicienne, avant de se diriger vers la queue de la colonne et de monter sur des chevaux de rechange non sellés. La mécanicienne, alourdie par son paquetage, regarda sa selle d’un œil maussade, puis elle se propulsa vers le haut et réussit à trouver une assise convenable. Alain, impressionné par sa détermination sans faille, enfourcha sa propre monture. Cette détermination était la même que celle de l’ombre qu’il avait accompagnée jusqu’à cet instant, il était donc probable qu’il avait vu son véritable visage pendant qu’ils cheminaient ensemble. Le refus obstiné de la mécanicienne Mari d’abandonner ou de montrer tout signe de faiblesse composait une posture – Alain la reconnaissait et la respectait – qu’un mage n’aurait pas reniée. Durant leur formation, les mécaniciens étaient-ils soumis à des épreuves semblables à celles des mages ?
Plus tôt dans la nuit, il aurait pu le lui demander, tout en sachant qu’une telle curiosité lui aurait valu des froncements de sourcils de la part de ses doyens. Plus maintenant. Alain était résolu à ne jamais, de sa vie, adresser la parole à un mécanicien.
Même à travers le voile de fatigue, il ressentit une étrange déception quand il prit la pleine mesure de ce que cela impliquait.
Le chef des marchands attendit d’être certain qu’ils étaient bien installés, puis il ordonna à la colonne de reprendre la route. La monture d’Alain n’avait pas besoin d’être dirigée, elle restait avec le groupe et avançait au pas sous le ciel nocturne. Il éprouva un besoin impérieux de dormir, mais le combattit de toutes ses forces : s’il y succombait, il tomberait de sa selle, n’étant pas habitué à voyager ainsi. Un coup d’œil oblique lui apprit que la mécanicienne livrait la même bataille, sa tête s’affaissant avant de se redresser brusquement.
Mais Alain était apte à supporter toutes les privations. Il n’en retirait aucune gloriole, pas plus que de ses autres capacités d’ailleurs. Il s’agissait d’un simple état de fait, le résultat d’un entraînement sans pitié auquel il avait survécu.
La route filait, droite comme une flèche, à travers la nuit. La plaine désertique s’étirait à perte de vue. Pourtant, la vision limpide de la cour de l’hôtel de la guilde des mages où il avait été emmené pour servir en tant qu’acolyte s’imposa à ses yeux. En ce premier jour, les autres enfants et lui s’étaient tenus en rangs, tremblants de froid, l’œil rivé sur le mur aveugle qui bordait un côté de la cour, tandis que le soleil se levait, montait au zénith et retombait. Les gamins aussi tombaient d’épuisement les uns après les autres pendant que les mages sillonnaient leurs rangs en récitant les préceptes de sagesse. « La douleur n’existe pas. Le froid n’existe pas. Vous ne ressentez rien. Rien n’est réel à part vous et vous devez vaincre et contrôler l’illusion qui vous entoure. »
À ses côtés, une fillette prénommée Asha s’était effondrée. Il s’était précipité pour la rattraper, spontanément, sans réfléchir. Il l’avait « aidée ». Les doyens avaient manifesté leur mécontentement. « Elle ne compte pas. Tu t’es égaré. Elle n’est rien. » La punition avait été suffisamment sévère pour qu’Alain et tous ses condisciples apprennent à ne pas « aider » les autres. Avec le temps, ils avaient également appris à ne plus utiliser ce terme et à en oublier jusqu’au sens.
Ces expériences et bien d’autres leçons l’avaient rendu capable d’altérer l’illusion du monde, de devenir un mage. Il avait depuis bien longtemps renoncé à remettre tout cela en cause, car les pouvoirs d’un mage valaient tous les sacrifices. Les doyens leur avaient chevillé cette idée au corps.
Cependant, les actes et les paroles de la mécanicienne avaient fendu l’armure. Si un autre mage avait été avec lui dans la caravane, Alain n’aurait jamais parlé à la mécanicienne Mari et ne se serait jamais rappelé le sens du verbe « aider ».
Assurément, il avait eu tort de dispenser son aide, même si tort et raison n’existaient pas plus que le mal et le bien. Dès lors, pourquoi ne se sentait-il pas coupable d’avoir secouru la mécanicienne ?
La dernière fois qu’il avait vu Asha, alors qu’il quittait l’hôtel de la guilde en qualité de mage accompli, ils s’étaient regardés sans émotion et n’avaient pas échangé un mot. C’était ainsi que les choses devaient être. Et pourtant…
Pourquoi, à cet instant, toutes les valeurs qu’on lui avait inculquées et celles qu’on ne lui avait jamais apprises semblaient-elles s’inverser ?
D’une manière ou d’une autre, ce devait être la faute de la mécanicienne. Elle lui avait fait quelque chose. Voilà la véritable menace que représentaient les membres de cette guilde. Pourquoi les doyens n’avaient-ils pas été plus explicites sur ce danger ?
Tandis que le soleil se levait, le chef annonça une halte. Alain mit pied à terre avec raideur, puis remarqua la mécanicienne toujours assise sur sa selle, les traits tirés par l’épuisement. Il devina sa crainte de descendre de cheval ; son paquetage allait sûrement la faire tomber et elle ne voulait pas paraître faible ou par trop juvénile devant tous ces gens du commun.
Alain réalisa qu’il savait exactement ce qu’elle ressentait. Non seulement il était en proie à une émotion, mais en plus il savait qu’une ombre éprouvait la même chose. Ce fut un moment singulier, un sentiment de connexion étrange qu’il s’efforça de chasser.