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Perdu dans cette lutte intérieure, il ne se rendit compte qu’il s’était approché du cheval de la mécanicienne qu’une fois parvenu à ses côtés. Elle baissa son regard vers lui, son visage étale de fatigue, les yeux brillant d’un désespoir mêlé à une farouche détermination. Il n’y avait rien de caché. C’était bien elle. Elle savait l’épreuve qui l’attendait, mais refusait toute reddition.

Laisse-la. Elle n’est rien. Mais comme si elle agissait de son propre chef, la main d’Alain monta et saisit les rênes du cheval. La seconde suivit, pour s’arrêter, ouverte, devant la mécanicienne, à hauteur d’épaule.

Elle le considéra, passa une jambe par-dessus la selle, attrapa sa main, et, malgré son aide, faillit tomber en mettant pied à terre. Elle réussit pourtant à conserver l’équilibre et lâcha le mage dès qu’elle fut certaine de tenir debout sans soutien.

Ils se dévisagèrent. Alain sentit les regards des communs posés sur eux. Il supposa que la mécanicienne en était consciente également. Après un long silence, elle hocha la tête dans sa direction, puis tourna les talons.

Les marchands déployèrent de petits tissus triangulaires destinés à assurer pour la journée une protection individuelle contre la morsure du soleil. Alors que le ciel s’illuminait, Alain les vit rassembler les chevaux, les brosser ; ce fut ensuite le tour des mules dont ils enlevèrent les harnachements servant à transporter les blocs de sel. Le camp fut monté en un temps très court.

Le chef des marchands s’approcha d’Alain et lui désigna l’un des abris.

« Pour vous, sire mage. » Puis il lui offrit de l’eau, du sel et du pain. « C’est tout ce que nous avons.

— Ce sera suffisant », répondit Alain. Il suivit l’homme du regard et le vit indiquer à la mécanicienne une toile semblable à la sienne à l’autre extrémité du campement. Le marchand avait présumé qu’ils ne voudraient en aucun cas se trouver à proximité l’un de l’autre, et c’était ainsi que les choses devaient être.

Comment avait-elle fait pour qu’il l’aide à descendre de cheval ? Les mécaniciens disposaient-ils d’autres pouvoirs sans lien avec leurs armes ?

Le seul grand art qui échappait à la maîtrise des mages était la capacité à altérer directement une tierce personne. Même si les autres n’étaient que des ombres, de simples illusions, aucun mage ne possédait pareille emprise. Alain pouvait chauffer l’air à côté de quelqu’un pour le brûler gravement, mais il lui était impossible de faire monter la température corporelle de cette personne pour la faire exploser. Les doyens lui avaient expliqué que la raison de cette limitation était qu’aucun mage n’avait encore atteint l’état de parfaite compréhension que tout n’était qu’illusion.

Les mécaniciens étaient-ils, eux, capables d’un tel prodige ? Cette mécanicienne avait-elle réussi à s’immiscer au plus profond de lui-même et à l’altérer ? Si les mécaniciens maîtrisaient pareille technique, on l’aurait sûrement prévenu. À moins que cette mécanicienne ne fût spéciale…

Si elle lui voulait du mal, pourquoi l’avait-elle sauvé ? Même si la mécanicienne Mari avait été une mage, Alain aurait percé son masque durant leurs conversations. Ses émotions avaient au contraire toujours été visibles, quoique incompréhensibles pour certaines. Il n’y avait là nul mensonge. À moins… à moins qu’elle fût inconsciente des pouvoirs qui étaient les siens pour manipuler les autres.

Il n’était plus sûr de rien, hormis qu’il devait dorénavant l’éviter à tout prix. La mécanicienne Mari… non, il ne devait désormais la désigner que par sa guilde… et ils devaient se comporter en parfaits étrangers. Il devait se recentrer sur son entraînement de mage et oublier la mystérieuse influence qu’elle exerçait sur lui.

Pourtant, alors que la mécanicienne se reposait sous sa toile, à l’écart des marchands et du mage, le regard d’Alain s’attarda sur elle. Ce fut à cet instant qu’il remarqua une apparition singulière qui flottait juste au-dessus de la mécanicienne, semblant ainsi agréger la jeune femme. Un second soleil brillait dans les cieux ; des nuages d’orage déferlaient pour en masquer les rayons et l’engloutir dans leurs ténèbres. La houle vaporeuse prit la forme de troupes militaires et de foules sans armes qui s’affrontaient, les morts tombaient à foison. Alain fut assailli par une sensation d’urgence, comme si la vision l’appelait à agir, mais tandis qu’il la fixait, hébété, l’image disparut pour laisser place au ciel clair et à la mécanicienne. Cependant, l’urgence et l’injonction à l’action persistèrent.

Encore l’augure ? Voilà trois fois que ce don vient à moi, toujours de manière différente. Qu’est-ce que cela signifie ? Cette fois, la mécanicienne était clairement impliquée.

La deuxième fois, quand j’ai entendu la mise en garde contre le danger qui l’attendait à Ringhmon, elle a su ce dont il s’agissait, même si elle n’a pas voulu le reconnaître.

Au moins, la première fois, mon don d’augure m’a prévenu d’un péril qui me concernait moi, pas elle.

Sauf que nous étions ensemble à ce moment-là. L’avertissement pouvait viser n’importe lequel d’entre nous. Mais cette fois… cette fois, l’augure évoquait un danger bien plus important. Bien au-delà d’elle ou de moi.

Pourquoi ? Qui est donc cette fille, cette mécanicienne ? Si elle représente une menace pour mes pouvoirs, pourquoi mon don d’augure ne se manifeste-t-il que pour elle ? Pourquoi ne me met-il pas en garde contre elle ? D’accord, elle m’a sauvé, mais je suis un mage : ses actes n’ont pas de sens, elle n’est rien, rien d’autre qu’une ombre. À quelle action m’enjoint cette vision ? Sitôt arrivé à Ringhmon, je ne reverrai certainement plus jamais cette mécanicienne.

Cette pensée submergea Alain, éveillant une étrange douleur qu’il fut incapable de comprendre. Il lui fallait impérativement revenir aux fondamentaux de son entraînement de mage et bannir tout ce qui pourrait l’induire en erreur.

Le don d’augure m’égarera. Cette mécanicienne m’égarera. Je dois rejeter l’un comme l’autre.

Pourtant, il ne put chasser la tempête de son esprit, la sensation qu’elle était là, tout près, porteuse d’un grand péril.

Quatre jours plus tard, les chevaux et les mules des marchands de sel franchirent au pas les portes de Ringhmon. Alain observa un flot discontinu de gens entrer et sortir de la ville, leurs figures aussi délavées que l’étaient les couleurs de leurs vêtements. Les seuls qui paraissaient réels et vivants étaient les soldats en faction, assez nombreux pour tenir cette entrée grandiose face à un détachement annonciateur d’une légion impériale. Détail encore plus étonnant, un des gardes portait ouvertement une arme des mécaniciens, comme si un besoin d’intimidation supplémentaire se faisait sentir. Alain, qui avant l’attaque de la caravane n’aurait même pas remarqué cette arme singulière, coula un long regard en biais dans sa direction, sans parvenir à déterminer si elle était de même type que celle des bandits que la mécanicienne lui avait montrée.

Il la trouva des yeux et la vit descendre maladroitement de sa monture. Elle tourna la tête vers lui, leurs regards se rencontrèrent. Ils n’avaient pas échangé un mot depuis qu’ils avaient rejoint le convoi marchand, un comportement normal entre mécaniciens et mages, pas même un coup d’œil depuis le matin de leur sauvetage. Pourtant à cet instant, malgré sa résolution de se couper d’elle, Alain, le visage impassible comme l’imposait sa guilde, hocha silencieusement la tête en signe d’adieu. Elle répondit de la même manière. Puis elle tourna les talons et il l’imita.