L’hôtel de la guilde des mages de Ringhmon était installé à bonne distance du caravansérail, mais après des jours de voyage à cheval Alain était content de se détendre les jambes, revigoré par l’alimentation appropriée prodiguée par les marchands de sel. Il traversa la ville d’un pas mesuré. Les communs, craignant les mages, s’écartaient sur son passage. Nul ne barrait consciemment le chemin à un membre de la guilde. Ils détournaient même leurs visages, par peur de ce qu’un mage pourrait leur infliger en posant simplement le regard sur eux. La rue qu’Alain descendait avait beau être bondée, il était toujours seul.
À plusieurs reprises, il remarqua des filles que l’on poussait dans l’embrasure des portes ou soustrayait à sa vue. Il en connaissait la raison. Les doyens lui avaient conseillé, comme aux autres acolytes, de satisfaire ses besoins physiques avec des communs qui n’oseraient pas résister. Il ne l’avait jamais fait et ne le ferait jamais, car cette simple pensée invoquait dans son esprit l’image de sa mère, pour laquelle il ne pouvait plus s’avouer ressentir quoi que ce fût.
Elle n’aurait pas approuvé un tel comportement. Bien que ses souvenirs d’elle fussent ténus, cette impression demeurait indélébile. Et je suis et resterai son fils, même si je ne peux l’avouer à aucun autre mage. Je n’ai pas pu avouer à la mécanicienne Mari la raison pour laquelle je ne l’ai pas agressée. Je ne peux me l’avouer à moi-même.
Enfin, la façade neutre et sans fenêtres de l’hôtel des mages se dressa devant lui. Seule une porte entachait cette muraille, reconnaissant, de mauvaise grâce, qu’un monde existait bel et bien au-dehors. La bâtisse massive occupait le centre d’une immense place ; de larges étendues de gravier l’entouraient et la séparaient de tout autre édifice.
Alain savait qu’il n’y aurait pas de serrure sur le battant, car qui oserait s’introduire dans l’hôtel des mages sinon un mage lui-même ou quelque visiteur venu solliciter les services de la guilde ? À l’intérieur, une acolyte était assise dans une posture méditative, mais elle se réveilla dès qu’Alain eut franchi la porte. « Sire mage. » Ses yeux naviguaient de ses robes à son visage, d’une jeunesse patente ; à l’évidence, son entraînement à ne pas montrer ses émotions était mis à rude épreuve.
« Je suis le mage Alain d’Ihris, dit-il, en sentant un poids mort lui alourdir la poitrine face à l’imminence de son aveu d’échec. Je viens d’arriver à Ringhmon. Je dois faire un rapport aux doyens sur l’issue de mon contrat.
— Oui, sire mage. » Elle ouvrit le chemin, l’emmenant à sa suite au cœur du bâtiment. Ils serpentèrent dans des couloirs sombres, d’une fraîcheur bienvenue après la chaleur écrasante du désert qui encerclait Ringhmon. Elle s’inclina devant lui en l’invitant à pénétrer dans une pièce meublée avec parcimonie, comme l’étaient la plupart des hôtels des mages, et elle s’en retourna vers l’entrée.
Quoique profondément inquiet quant à la manière dont son compte rendu serait reçu, Alain était soulagé de retrouver la sécurité des murs de Ringhmon après des jours passés à guetter le moindre signe des bandits. Un mage d’une quarantaine d’années préposé à l’accueil des nouveaux arrivants le salua sans politesse inutile ni surprise contenue face à sa jeunesse, puis il commença à noter son rapport. Alors qu’il relatait, impassible, la destruction de la caravane, Alain fut reconnaissant à son interlocuteur de ne laisser paraître aucune émotion.
Pourtant, même un mage aussi aguerri eut toutes les peines du monde à garder un visage neutre lorsque Alain en arriva au récit de sa fuite et de la traversée de la Désolation en compagnie de la mécanicienne.
Quand il eut terminé, pour la plus grande satisfaction du gardien des chroniques, le soleil se couchait sur Ringhmon. Alain choisit une petite chambre destinée aux visiteurs, se lava à l’eau froide dans une pièce à l’équipement rudimentaire réservée aux ablutions, et se procura à manger. De la viande bouillie non assaisonnée. Du grain bouilli nature. Du pain. Une purée de fruits et de légumes mélangés au gré des provisions disponibles dans le garde-manger. Du vin coupé à l’eau. Une collation conçue pour sustenter le corps sans distraire les sens, comme tous les repas servis dans n’importe quel hôtel de la guilde des mages.
Aucun de ses semblables ne fit cas de sa présence, mais cette réaction était tout à fait normale. Qu’un autre mage le saluât sans raison eût été un comportement des plus déplacés. Quand il regagna ses quartiers après ce dîner silencieux, il découvrit que les acolytes avaient déjà nettoyé ses robes. Physiquement exténué et perturbé par l’afflux d’émotions qu’il avait si soigneusement muselées pendant des années, Alain s’allongea pour ce qui devait être le sommeil le plus réparateur qu’il eût connu depuis des jours.
Bien qu’il eût fermé les yeux, son esprit resta éveillé, brassant avec un plaisir pervers des souvenirs longtemps refoulés. Il ne revivrait pas la séparation avec ses parents, mais sa première nuit dans un hôtel de la guilde des mages remonta des tréfonds, aussi limpide que de l’eau de roche. Cette nuit-là avait changé bien des choses. Il s’était accroché aux détails de ce souvenir jusqu’à ce qu’il en comprenne la nocivité, mais voilà qu’ils ressurgissaient.
La chambrée était pleine de jeunes enfants. Nombre d’entre eux avaient les yeux rougis par les larmes, leurs vêtements remplacés par les fines robes sans ornement des acolytes. Ces bambins, Alain au milieu du lot, frissonnaient dans la pièce glaciale, n’ayant pas encore appris à ignorer l’inconfort physique. Chacun était assis ou allongé sur sa couche, qui consistait en une mince couverture étendue à même le sol de pierre, et à côté de laquelle étaient posés un quignon rassis et une coupelle d’eau.
Une très jolie petite fille sur le grabat voisin du sien regardait Alain en s’efforçant de lui sourire malgré les coulées de larmes séchées sur ses joues. Ses cheveux blonds étaient emmêlés. « Au moins, nous sommes sûrs qu’ils ne veulent pas notre mort », avait-elle dit d’une voix enrouée en s’emparant du morceau de pain. Elle avait chassé quelques mèches de sa figure, l’air très fatiguée. « Est-ce que tu voulais devenir mage ?
— Non, et toi ?
— Non. Nous n’avons pas le choix, de toute manière. J’ai un oncle qui est mage. S’il a réussi à survivre à ça, je le peux également.
— Je ne suis pas certain d’y arriver. »
Même après toutes ces années, Alain se rappelait distinctement le désespoir qui l’avait alors submergé.
La fillette força un autre sourire.
« Tu y arriveras.
— Merci. » C’était la dernière fois qu’il avait prononcé ce mot. « Tu y arriveras, toi aussi.
— Je m’appelle Asha.
— Moi, c’est Alain. »
À cet instant, deux mages étaient entrés dans le dortoir, scrutant le moindre de ses occupants ; avant même que l’un d’eux n’eût ouvert la bouche, tous les enfants se turent.
« Vous êtes seuls. Ne parlez pas aux ombres. »
Les mages étaient encore dans la pièce, surveillant les acolytes tremblants et silencieux, quand Alain s’était finalement endormi cette nuit-là.
Asha et lui ne s’étaient parlé que très rarement après cet épisode, devenant de plus en plus distants, d’abord par crainte des doyens, puis parce qu’ils avaient appris que rien ni personne ne comptait, que rien n’était réel.
Alain gardait les yeux fermés, mais il voyait toujours la chambre des acolytes, se rappelait toujours ce qu’il avait ressenti. Les souvenirs longtemps refoulés venaient le troubler à nouveau.