Cela aussi devait être l’œuvre de la mécanicienne. Que lui avait-elle fait ?
Alors que leurs chevaux faisaient leur lente entrée dans Ringhmon, Mari étudia l’arme des mécaniciens qu’un des gardes portait ouvertement. Elle remarqua qu’il s’agissait d’un autre modèle standard de fusil à répétition. Les manufactures de Danalee avaient trouvé plus d’un client dans la région de Ringhmon. Il était rare de voir un instrument aussi précieux confié aux mains de gardes en faction devant une ville et Mari se demanda qui Ringhmon voulait impressionner. Le comportement effacé des gens du commun qui empruntaient la porte lui suggéra qu’ils étaient sans doute le public cible de ce spectacle intimidant.
Mari observa la foule à proximité du caravansérail en espérant y découvrir, l’attendant, un représentant de sa guilde. Elle ne vit personne. Depuis qu’ils avaient été en approche de la ville, elle n’avait pas pu s’isoler pour utiliser son parle-au-loin et prévenir de son arrivée. Néanmoins, elle était en retard. Pourquoi n’avait-on pas cherché à la joindre depuis l’hôtel de la guilde ? Pourquoi n’avait-on posté personne, pas même un apprenti, pour intercepter les voyageurs et s’enquérir de la caravane retardataire ?
Le groupe de marchands s’arrêta et Mari mit pied à terre en grimaçant tant ses muscles protestaient contre ce mauvais traitement. Sa monture avait été docile, mais, après plusieurs jours passés à cheval, Mari se demanda si la douleur qui lui meurtrissait les hanches finirait par s’estomper. Offrez-moi un strapontin dans une locomotive quand vous voulez.
Elle regarda de l’autre côté du caravansérail et ses yeux croisèrent ceux du mage. Que pensait-il à cet instant ? Pas moyen de le savoir. Ce n’était pas son problème, se dit-elle. Il lui avait toutefois sauvé la vie et l’avait même aidée à descendre de cheval le premier matin, comme s’il avait su à quel point il était important pour sa dignité de ne pas tomber. Aussi Mari forma-t-elle à son intention des vœux bienveillants. Elle gratifia le mage d’un bref hochement de tête et tourna les talons.
Elle prit congé du chef des marchands, nota son nom afin de veiller à ce qu’il fût rémunéré et reçut en retour des indications pour rejoindre l’hôtel de sa guilde. Elle ajusta son paquetage dans une position plus confortable et se mit en chemin, sa veste de mécanicienne lui ouvrant une voie à travers la foule. Les citoyens de Ringhmon s’écartaient devant elle en s’inclinant profondément et en lui lançant des regards inquiets. Ils transpiraient le ressentiment tout en se comportant plus servilement encore que la populace sur le territoire de l’Empire.
Les bâtiments qui entouraient Mari avaient une certaine superbe, si on ne les examinait pas de trop près. L’architecture et la construction n’étaient pas ses spécialités, mais elle possédait assez de connaissances dans les deux disciplines pour porter un œil critique sur ce qu’elle voyait. Toutes les bâtisses se paraient d’éléments qui visaient à les faire paraître plus cossues, comme des toits à pentes multiples sur des maisons rectangulaires, mais le travail était bâclé et on apercevait des lézardes ici et là. Mari s’interrogea. Pourquoi l’hôtel de sa guilde à Ringhmon n’avait-il pas passé commande de la conception et de la réalisation d’édifices franchement impressionnants ? Il est vrai que cela aurait coûté à la ville davantage que ces façades de pacotille et c’était sans doute la seule réponse à toutes ses questions.
La foule se densifia ; Mari serra les dents et la fendit de plus belle, les communs s’écartant hâtivement de sa route, grommelant leurs récriminations suffisamment bas pour qu’elle ne pût en déchiffrer le sens. Elle y était habituée. Les citoyens impériaux étaient particulièrement rompus à feindre le respect devant les mécaniciens, qui commandaient même à l’Empereur. Mais un coup d’œil assez rapide permettait de voir ces mêmes citoyens montrer leurs véritables sentiments derrière son dos.
Mari gardait un visage impassible, ne dévoilant rien de son agacement. Les mécaniciens étaient des êtres supérieurs, ils étaient capables de réparer, inventer et construire des objets hors de portée des gens du commun. Ils usaient de ce pouvoir pour dominer les peuples dans le monde entier. En cela, les communs étaient d’une grande aide. Dès qu’un groupe d’individus commençait à prendre un peu trop d’importance, il y en avait forcément un autre prêt à le combattre en échange de certains avantages, même temporaires. Il suffisait de donner une cinquantaine de fusils, une bonne réserve de munitions, de laisser les communs s’entretuer, et la guilde des mécaniciens restait aux commandes. La guilde aimant cette situation, elle s’employait activement à ce que rien ne bougeât.
Siècle après siècle, le monde demeurait inchangé.
Pour peu que l’on fût mécanicien, cynique, et que l’on goûtât ce type de pouvoir, c’était un système du tonnerre.
Transpirant abondamment dans la fournaise, Mari s’arrêta au sommet d’une colline afin de reprendre son souffle. Elle regarda derrière elle pour profiter de la vue. L’après-midi était bien avancé, le soleil descendait vers l’horizon voilé de poussière et embrasait le ciel de carmin. Sur ce fond flamboyant, la « grande » cité de Ringhmon n’avait pas l’air aussi miteuse. Au loin, Mari distingua une locomotive qui crachait de la fumée en entrant dans la ville par les vieilles voies ferrées qui couraient jusqu’aux territoires de la Fédération de Bakre. Pendant un bref instant, elle souhaita être dans cette locomotive, elle souhaita n’avoir jamais fréquenté l’académie de la guilde mais être devenue une mécanicienne normale, travaillant sur des engins à vapeur. Elle souhaita n’avoir jamais remarqué le visage des communs quand ils pensaient être hors de vue des mécaniciens. Elle souhaita n’avoir jamais remis en cause la manière dont le monde était régi et avait été régi jusqu’à présent.
Cependant, cela aurait voulu dire capituler. Accepter moins que ce que son cœur lui enjoignait de viser.
Alors qu’elle faisait volte-face pour reprendre son chemin vers l’hôtel, Mari se figea. Un petit groupe de cavaliers aux tenues effroyablement familières remontait la rue, leurs montures et leurs vêtements couverts de poussière. L’un d’eux arborait un fusil à répétition. Un autre était en train de se tourner dans sa direction.
Chapitre 6
Le cœur battant la chamade, Mari pivota sur ses talons et se rua dans l’échoppe la plus proche. Les quelques citoyens de Ringhmon qui furetaient entre les présentoirs de vêtements firent mine d’être absorbés par leurs emplettes quand le propriétaire des lieux s’empressa de rejoindre la nouvelle arrivante et se courba devant elle.
« Comment puis-je vous être utile, honorée dame mécanicienne ? »
Mari prit le temps de se calmer avant de répondre.
« Je suis entrée pour m’abriter du soleil. »
Le commerçant recula précipitamment, la tête baissée pour dissimuler l’expression de son visage. Mari se retourna et regarda dehors par une petite fenêtre qui se découpait dans la devanture du magasin, scrutant l’artère bondée à la recherche des bandits. Ne voyant rien, elle plongea la main sous sa veste, vers son pistolet, et s’approcha prudemment de la porte.
Il n’y avait plus aucun signe des cavaliers poussiéreux. Mari inspecta longuement la rue d’un air renfrogné tandis que les communs s’efforçaient d’ignorer la présence d’une mécanicienne visiblement de fort méchante humeur. Puis elle rentra dans la boutique. « Avez-vous une pièce isolée à l’arrière ? » demanda-t-elle lorsque le propriétaire fondit de nouveau sur elle.
« Oui, dame mécanicienne.