Mari sourit.
« Nullement, superviseur.
— C’est moi qui décide si un mécanicien est apte à remplir un contrat ou s’il ne l’est pas.
— Avez-vous l’intention de dénoncer le contrat avec Ringhmon ? Je suis la seule mécanicienne à des kilomètres à la ronde capable de m’acquitter de la tâche. Je présume toutefois que vous ne souhaitez pas en parler en ces lieux.
— Non, en effet, lâcha Stimon, dont la figure virait au rouge. Vous pouvez disposer. Je vous verrai demain matin, quand vous aurez fait le nécessaire pour que votre mise réponde aux standards exigés par la guilde.
— Merci, superviseur d’hôtel de guilde Stimon. » Mari pivota sur ses talons comme une apprentie et avança jusqu’à une table occupée par plusieurs mécaniciens. Tandis qu’un apprenti s’empressait de lui apporter boisson et assiette de victuailles, Mari salua les convives de la tête.
Une mécanicienne fit semblant de ne pas l’avoir vue. Les deux autres, un homme et une femme, lui sourirent en retour.
« Tu as vraiment survécu dans la Désolation ? » souffla le mécanicien à voix basse, alors que les conversations reprenaient peu à peu dans le réfectoire.
Mari passa la main sur son front et regarda la poussière qui s’y étalait.
« Je crois bien que oui. Mais je n’en serai pas complètement certaine avant d’avoir nettoyé toute cette crasse. »
La mécanicienne qui l’avait snobée opina du chef.
« Voilà ce que c’est que de promouvoir une gamine au rang de mécanicienne. »
Mari lui sourit de toutes ses dents.
« Maîtresse mécanicienne. J’ai obtenu mon diplôme de mécanicienne à seize ans. »
La femme la fusilla des yeux, se leva et partit s’asseoir à une autre table.
Le visage de la mécanicienne restée attablée s’illumina soudain.
« Tu dois être Mari. Un de mes amis à l’académie m’a parlé de toi dans une de ses lettres. Je suis Cara. »
Le mécanicien inclina la tête.
« Je m’appelle Trux. Les mécaniciens émérites nous lancent des regards noirs.
— Je fais collection, dit Mari en fourrageant dans son assiette.
— Ils sont plus à cran que d’habitude, avec ces émeutes à Portjulien.
— Des émeutes ? » Mari avala une gorgée d’eau pour s’éclaircir la voix. « J’ai été coupée de tout pendant des semaines. Que s’est-il passé ?
— Tout a commencé par des manifestations classiques contre la guilde des mécaniciens, répondit Cara. Mais quand l’hôtel de Portjulien a recommandé aux autorités de faire cesser les troubles, les gens ont perdu la tête. Ils ont mis la ville à feu et à sang durant plusieurs jours avant que les troupes de la Fédération ne parviennent à rétablir l’ordre. C’est typique : ils prétendent vouloir gouverner par eux-mêmes et démontrent aussi sec qu’ils en sont incapables.
— Pas si typique que ça, objecta Trux. Je veux parler des manifestations. C’était curieux que les communs explosent ainsi. On aurait dit qu’on les y avait poussés.
— Pourtant, personne n’a rien remarqué qui sortît de l’ordinaire. La routine. Sauf que les communs sont devenus enragés.
— Encore heureux que leur fureur n’ait pas été canalisée. Les communs ont besoin d’un chef, mais ils ne trouveront jamais quelqu’un qu’ils soient tous prêts à suivre. C’est pour cette raison qu’ils se cramponnent à ces inepties sur la fille de Jules.
— De quoi s’agit-il ? demanda Mari. Ce n’est pas la première fois que j’entends cette référence. »
Cara eut un rire dédaigneux.
« Les communs croient qu’il existe une prophétie énoncée par les mages il y a très longtemps. Une prophétie évoquant une fille de Jules censée, un jour, renverser la guilde des mécaniciens. Est-ce que tu imagines le degré de désespoir qu’il faut atteindre pour gober les paroles d’un mage ? »
Mari s’empressa de boire une gorgée d’eau pour éviter de répliquer, en espérant que son attitude ne trahirait pas ses pensées.
« Selon les communs, précisa Trux, elle renversera également la guilde des mages. Mais Jules n’est pas revenue d’entre les morts, et les communs n’ont plus qu’à croiser les doigts pour qu’elle ait une descendante à la hauteur de la tâche.
— S’il y a quelqu’un qui aurait pu le faire, c’est bien Jules, dit Cara. Mais même elle n’aurait jamais réussi à renverser notre guilde, n’est-ce pas ? »
Mari haussa les épaules.
« Je ne sais rien à propos de Jules. » Elle vit l’incrédulité se peindre sur les visages de ses compagnons de tablée. « L’histoire n’était pas mon sujet de prédilection. »
Trux laissa échapper un rire franc.
« Si tu as décroché le grade de mécanicienne à seize ans, c’est normal que tu n’aies pas eu beaucoup de temps à consacrer aux matières non techniques. Jules était un officier de la flotte impériale, il y a bien longtemps, quand seules les rives à l’est de la mer de Bakre étaient colonisées. Un jour, elle a quitté le service impérial, armé son propre navire, et elle est partie vers l’ouest, avide d’exploration, avant de se livrer à la piraterie. Elle a été la première à traverser le détroit des Goélands pour rejoindre la mer Julienne, et la première aussi à naviguer dans les eaux de l’océan Umbari. Elle a également participé à la fondation de plusieurs villes de la Fédération. Et quand l’Empire a essayé de s’étendre vers le ponant, c’est elle qui a organisé les cités de l’Ouest de manière à ce qu’elles puissent se défendre, limitant ainsi le contrôle impérial à la côte est de la mer de Bakre.
— Ce devait être une mécanicienne non dépistée, ajouta Cara. Une personne d’extraction commune n’aurait jamais pu accomplir autant d’exploits.
— Impressionnant, fit Mari. Mais pourquoi les troubles à Portjulien inquiètent-ils les mécaniciens émérites d’ici ? Même si les émeutes sont plus violentes que d’ordinaire, Portjulien est loin de Ringhmon. Ce n’est pas comme s’il n’y avait jamais eu d’échauffourées auparavant ou que des communs ne s’en étaient jamais pris aux hôtels de la guilde.
— C’est à cause de Tiae, répondit Cara. Ce royaume s’est effondré depuis quoi ? quinze ans ? Et les choses ne font qu’empirer. D’après ce que l’on entend, il y règne désormais l’anarchie la plus absolue.
— Il y a une dizaine d’années, la guilde a rapatrié le dernier mécanicien qui s’y trouvait. Rester sur place était trop dangereux. Depuis, la guilde s’efforce de tenir ses positions le long de la frontière qui sépare la Fédération de ce qui fut le royaume de Tiae. Nous supposons que ce qui effraie les mécaniciens émérites, c’est que les troubles à Portjulien soient un signe avant-coureur d’une propagation, vers le nord, des problèmes en Tiae. Si nous perdons la Fédération comme nous avons perdu Tiae… eh bien, c’est un gros morceau de Dematr.
— Mais même ça n’inciterait pas la guilde à remettre ses pratiques en question », grommela Mari, en regrettant aussitôt d’avoir exprimé ses pensées à haute voix.
À son grand étonnement, les deux autres acquiescèrent en silence.
« Il faut faire quelque chose, c’est certain, dit Trux, en fixant Mari droit dans les yeux. J’ai entendu dire… » Il coula un regard à la dérobée vers la table des mécaniciens émérites. « Mais bon, Cara et moi devrions peut-être te laisser dîner en paix. »
La tension soudaine chez ses interlocuteurs incita Mari à ne pas insister. D’autant plus qu’elle n’avait aucune envie d’être à nouveau celle vers qui chacun se tournait, en quête de réponses. Oui, elle était convaincue que les mécaniciens se devaient de toujours proposer de nouvelles solutions plutôt que de se référer systématiquement à celles du passé ; oui, elle l’avait répété plus d’une fois ; oui, elle était capable de débouler comme une furie dans le réfectoire, couverte de poussière. Étaient-ce des motifs suffisants pour que les autres mécaniciens la croient assez cinglée pour…