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Pour quoi, au juste ?

Elle n’avait pas la réponse à cette question, mais elle savait ce qui arrivait aux mécaniciens qui se plaignaient trop souvent et trop fort.

Mari mangea rapidement. Les apprentis eurent fort à faire, remplissant régulièrement son gobelet tandis que son organisme s’efforçait de compenser la déshydratation due à son périple dans le désert. Elle vida son dernier verre et des effluves nauséabonds lui piquèrent les narines.

« Est-ce mon odeur ? demanda-t-elle à Cara.

— Eh bien, oui. À ta décharge, c’est compréhensible si tu es arrivée jusqu’ici en traversant la Désolation à pied.

— Compréhensible ou non, je vous remercie de l’avoir supportée. Je ferais mieux d’aller me savonner. »

Mari sentit tous les regards rivés sur elle alors qu’elle quittait le réfectoire, puis elle entendit le grondement des conversations aller crescendo.

De retour dans sa chambre, la jeune femme dut se faire couler deux bains successifs, l’eau du premier étant vite devenue trop crasseuse pour qu’elle puisse s’y laver. Cheveux propres et peignés, habillée de frais, elle retint sa respiration le temps de rouler ses vêtements sales en boule et de les déposer dans le couloir pour qu’on les emportât à la blanchisserie. Ne pouvant faire de même avec sa veste, elle la nettoya du mieux qu’elle put.

Après l’avoir enfilée, elle contempla son reflet dans un miroir. Pas étonnant que le mage n’ait rien tenté ! Plusieurs semaines de confinement dans un chariot étouffant, suivies d’une semaine de marche dans le désert, n’avaient en rien arrangé son apparence. Au moins était-elle propre, désormais. Elle tourna la tête, les pointes de ses cheveux effleurèrent ses épaules et elle se demanda, comme elle y pensait régulièrement, si elle n’allait pas les raccourcir. Certains jours, ses cheveux l’excédaient, mais en d’autres occasions elle appréciait leur longueur. Aussi décida-t-elle de ne rien changer.

Fatiguée et fébrile, Mari sortit son pistolet du holster suspendu au dossier d’une chaise. Après tout le temps passé dans le désert, l’arme couverte de poussière avait, elle aussi, besoin d’être nettoyée. Mari s’assit, attrapa une bouteille d’huile, des brosses, et s’attela à la tâche, trouvant du réconfort dans ce simple travail manuel. Dès qu’elle eut terminé, elle remonta le pistolet, tira la glissière pour vérifier le bon fonctionnement du mécanisme, pressa la détente, perçut le cliquetis du chien sur la chambre vide, puis réinséra le chargeur, réarma le cran de sûreté et remit l’arme dans son étui.

Pour la ressortir aussitôt en entendant frapper à sa porte.

« Qui est là ? s’exclama-t-elle, en souhaitant être capable de maîtriser sa voix aussi bien que le mage.

— Mécanicien Pradar. Je me demandais si vous pourriez me donner des nouvelles de mon oncle. Il était rattaché à l’hôtel de la guilde de Caer Lyn. »

Irritée contre elle-même pour ce mouvement de panique et surprise d’avoir pu réagir ainsi dans un hôtel de sa guilde, Mari glissa le pistolet dans le holster.

Elle s’immobilisa pour reprendre le contrôle de sa respiration avant d’ouvrir la porte.

Le mécanicien qui lui faisait face devait avoir dans les vingt-cinq ans. Il semblait aussi nerveux que Mari l’avait été quelques instants plus tôt.

« Maîtresse mécanicienne Mari de Caer Lyn ?

— C’est moi. Même si cela fait deux ans maintenant que j’ai quitté cette île. Voulez-vous entrer et…

— Non ! » Pradar sourit d’un air tendu. « Mieux vaut que nous parlions ici.

— Très bien. Comment s’appelle votre oncle ?

— Rindal. Mécanicien Rindal. » Pradar avait dû percevoir sa réaction. « Est-ce que vous savez quelque chose ? » Sa voix se fit implorante.

Mari hésita, songeant qu’elle avait déjà bien assez d’ennuis. Mais si Rindal était effectivement l’oncle de ce type…

« Oui. Dites-moi d’abord ce que vous, vous savez. »

Pradar eut un geste d’impuissance.

« Il a tout bonnement disparu. Oncle Rindal a cessé de nous écrire et les lettres que mon père lui a envoyées sont restées sans réponse. Nous nous sommes renseignés auprès d’autres mécaniciens que nous connaissons à Caer Lyn. Tout ce qu’ils nous ont dit, c’est qu’il était parti. Personne ne savait où ni comment.

— Je sais comment, murmura Mari, dans un soupir. Je ne sais pas où. En tout cas, pas avec certitude.

— Que savez-vous ? demanda Pradar, les yeux brillants d’espoir et d’appréhension. S’il vous plaît. Mon père… cela fait des années.

— Quatre ans », lâcha la jeune femme. Elle n’avait jamais oublié ce qui s’était passé cette nuit-là, parce que les cauchemars n’étaient pas censés survenir en état de veille. « J’étais de garde cette nuit-là, affectée à la sécurité intérieure de l’hôtel de la guilde. Vous savez à quel point c’est barbant. Il n’arrive jamais rien. Sauf cette nuit-là. Peu après minuit, j’ai reçu un appel du poste de garde à l’entrée. Des mécaniciens attendaient là. Des mécaniciens comme je n’en avais jamais vu auparavant. Ils étaient tous armés de pistolets et de fusils et ils avaient l’air… dangereux. Le superviseur de l’hôtel était présent également. Il m’a dit d’obéir à la lettre aux ordres que me donneraient ces individus. Puis il est parti. »

Pradar hocha la tête, en la regardant droit dans les yeux.

« Des mécaniciens dangereux ?

— Oui. Comme s’ils avaient été soldats et non des mécaniciens. Pourtant, c’étaient bien des mécaniciens. Je ne peux pas mieux l’expliquer. Leur chef m’a dit de les conduire à la chambre du mécanicien Rindal. Et j’ai obéi. » Mari serra les dents en se remémorant les événements, envahie par un sentiment de culpabilité.

« Vous n’aviez pas le choix. Vous n’étiez qu’une apprentie à qui un superviseur et des mécaniciens avaient donné des ordres.

— Merci. Je me rappelle avoir pensé “ça y est, Rindal va trinquer”. Parce qu’on l’avait tous entendu se disputer avec les mécaniciens émérites et dire des choses comme “nous devons fonctionner différemment” ou encore “c’est injuste”. »

Pradar acquiesça, le visage voilé de tristesse.

« Père disait qu’oncle Rindal était fort en gueule. Je m’en souviens comme d’un homme aux opinions très arrêtées.

— Je les ai menés à travers l’hôtel vers la chambre du mécanicien Rindal », poursuivit Mari, en revivant les souvenirs de cette nuit-là. Les mécaniciens patibulaires se déplaçaient en un groupe compact, sans souffler mot. Mari ouvrait la marche, terrorisée à l’idée de faire un faux pas, quel que fût le sens de « faux pas » pour ces individus. Les couloirs, animés et bruyants durant la journée, étaient vides et silencieux, comme toujours à cette heure tardive, éclairés chichement par des lampes de sécurité. Mari n’avait pas cessé d’espérer qu’ils croiseraient quelqu’un, n’importe qui, mais elle ne vit personne. Quand ils arrivèrent enfin à proximité de la chambre de Rindal, elle désigna la porte du doigt. « Le chef m’a dit de partir sans me retourner, que je n’avais rien vu cette nuit-là, et que je ne devrais jamais en parler à quiconque, sur ordre du maître de la guilde. Mais alors que j’atteignais l’angle du corridor, dissimulée dans l’ombre, je me suis retournée pour regarder ce qui se passait. Je les ai vus traîner le mécanicien Rindal hors de sa chambre, les bras entravés derrière le dos, un sac sur la tête. »