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Mari s’ébroua, submergée par le sentiment d’impuissance revenu la hanter.

« Et au petit matin, tout ce que chacun savait, c’était que le mécanicien Rindal était parti.

— C’est… ce que nous redoutions, lui souffla Pradar, une pointe de douleur dans la voix. Vous n’en avez jamais parlé à personne ?

— À quelques amis. Ils m’ont dit de garder ça pour moi, que je ne pouvais rien y changer… à part finir comme le mécanicien Rindal si je ne fermais pas ma bouche. Parce que… tout le monde trouvait déjà que j’étais forte en gueule, moi aussi.

— C’était un conseil avisé. Vous n’auriez rien pu faire. Mon père m’a confié qu’il pensait qu’oncle Rindal avait peut-être échoué dans les geôles de la guilde à Grand-Chutes, mais nous n’avons jamais réussi à en obtenir la preuve. Je lui répéterai vos paroles, sans citer mes sources. Peut-être parviendrons-nous à en apprendre davantage sur ce qui est arrivé à oncle Rindal. Peut-être est-il encore… »

Encore en vie ? Mari n’avait jamais envisagé l’affaire sous cet angle. Emprisonner un mécanicien dissident était une chose, mais l’éliminer…

« Soyez prudents. Si votre père fait trop de bruit…

— Il risque de disparaître comme mon oncle. Je sais. Vous avez sans doute pensé qu’oncle Rindal n’était pas uniquement une grande gueule, n’est-ce pas ? Mais que c’était un traître ou un truc dans le genre.

— Oui, admit Mari. Qu’il ait simplement fait valoir ses opinions n’aurait pas dû…

— Conduire à sa disparition. Oui. Mais ce n’était pas un traître, Mari. Mon père a toujours dit qu’oncle Rindal œuvrait pour le bien de la guilde. Il était loyal. Mais il voulait remettre les choses d’aplomb.

— Je comprends ce sentiment.

— C’est la raison d’être des mécaniciens, pas vrai ? C’est ce que nous devons faire. » Visiblement au comble de la nervosité, Pradar jeta des coups d’œil furtifs vers les deux extrémités du couloir.

« Merci. Vraiment. Faites profil bas. Les mécaniciens émérites sont aussi volatils que de vieux explosifs.

— J’ai entendu parler des événements à Portjulien…

— Ce n’est pas seulement ça. On dirait que ça a quelque chose à voir avec vous. Si je peux vous être utile…

— Non, en rien. Faites profil bas, vous aussi. Je vais m’acquitter de mon travail et prendre le large. Analyser, réparer, tester et partir.

— Bonne idée. » Pradar la salua d’un signe de tête, puis il s’éloigna rapidement.

Mari referma la porte, veilla à bien la verrouiller et se laissa aller contre le mur. Génial ! J’ai mis des semaines à retrouver le sommeil après cet incident, et voilà que les souvenirs sont revenus, aussi clairs qu’au premier jour.

Je n’ai jamais réellement cru que Rindal était un traître. Pourquoi garder la chose secrète s’il l’avait vraiment été ?

Pourquoi ma présence en ces lieux contrarie-t-elle autant les mécaniciens émérites ? Pradar doit certainement se faire des idées.

S’efforçant de se détendre par sa seule volonté, Mari était allongée sur le lit, les yeux fixés au plafond, rêvant de pouvoir accéder au parle-au-loin de longue portée de cet hôtel pour contacter le quartier général de la guilde à Palandur. Non ! Même si l’occasion se présentait, et bien que son statut de maîtresse mécanicienne l’y autorisât, elle ne demanderait pas une chose pareille. C’était son premier contrat, et son premier réflexe serait de retourner pleurer dans le giron du professeur S’san ? Cela ne ferait que conforter tout le monde dans l’idée qu’elle était décidément trop jeune pour avoir le rang de maîtresse mécanicienne.

De plus, que pourrait-elle dire ? Que les mécaniciens émérites n’étaient pas gentils avec elle ? Ce n’était pas franchement un scoop. Les mécaniciens émérites devaient se plier aux règles qu’ils avaient eux-mêmes édictées concernant l’élévation aux rangs de mécanicien et de maître mécanicien. Néanmoins, l’une des dernières rumeurs que Mari avait entendues avant de quitter Palandur voulait que ces règles aient été amendées pour imposer désormais une durée minimale aux statuts d’apprenti et de mécanicien, plutôt que de s’en remettre uniquement aux tests d’aptitudes. Aucun changement n’était toléré au sein de la guilde. À l’exception, semblait-il, de celui qui permettrait dorénavant de bloquer l’avancement de quelqu’un comme Mari. De toute évidence, les records qu’elle avait établis en accédant successivement aux rangs de mécanicienne et de maîtresse mécanicienne resteraient inégalés, puisque plus personne n’était autorisé à progresser aussi rapidement qu’elle-même l’avait fait.

Il est manifeste que cet amendement me visait directement, mais il n’est pas passé assez vite pour m’interdire d’atteindre le rang de maîtresse mécanicienne. Tout cela, grâce au professeur S’san. Je n’avais jamais compris pourquoi elle m’avait mis autant la pression au cours de mes six derniers mois à l’académie, mais maintenant je sais qu’elle avait dû avoir vent de ce projet qui serpentait dans les arcanes administratifs de la guilde. Elle voulait que j’obtienne le diplôme avant que cet amendement n’entre en vigueur.

Et qu’ai-je fait pour lui témoigner ma gratitude ? Des pitreries comme ma scène avec le superviseur Stimon au réfectoire. S’san m’aurait probablement arraché les oreilles pour ça. « Quel manque de professionnalisme, Mari. » Oui, clairement. Mais je ne me suis jamais sentie aussi bien.

Je pourrais essayer de parler à nouveau avec Trux et Cara. Mais je ne les connais pas, en tout cas pas assez pour me confier à eux. De surcroît, si je recherche leur compagnie et que les mécaniciens émérites m’ont à l’œil, je ne ferai que leur causer des problèmes.

Et je ne connais personne d’autre dans cette ville.

Le souvenir du mage Alain s’imposa spontanément à son esprit. Non qu’ils eussent beaucoup discuté, mais elle avait le sentiment diffus que, en dépit de leurs différences, ils auraient pu parler davantage. Était-ce sa jeunesse, si semblable à la sienne, qui le rendait sympathique à ses yeux malgré son statut peu recommandable de mage ? Éprouvait-elle de la pitié pour un garçon qui avait été incapable de se rappeler ce qu’il fallait répondre quand quelqu’un le remerciait ? Ou avait-elle trouvé quelque chose qu’elle aimait en lui durant leur séjour dans le désert ?

C’était impensable ! Allongée dans les ténèbres, prêtant l’oreille aux bruits épars de l’hôtel de la guilde – des bruits qui auraient dû la rassurer par leur familiarité –, Mari se surprit pourtant à espérer que le mage fût présent pour monter la garde pendant son sommeil, comme il l’avait fait dans le désert. Tu es folle, Mari. Vouloir un mage dans ta chambre ? Le soleil de la Désolation t’a sans doute un peu trop tapé sur la tête.

Du reste, je peux très bien me débrouiller toute seule. Je ne peux compter que sur moi, je le sais depuis longtemps. Depuis que…

Non. Je ne vais pas penser à mes… parents. Ils m’ont abandonnée, mais ils ne peuvent plus me faire de mal.

Pense au boulot, Mari.

Mais tenter d’y penser la ramena au mage. Comment a-t-il su quel travail m’attendait ici ? Et je n’ai personne avec qui en parler. Je ne peux même pas dire à quiconque que je connais le nom d’un mage. Si quelqu’un dans la guilde venait à ne serait-ce que me soupçonner de lui avoir divulgué des secrets, je serais aussitôt rétrogradée au rang d’apprentie et expédiée à… bon, à la réflexion, il n’y a pas pire endroit que Ringhmon.