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Il n’avait pu ignorer le corps de la mécanicienne. À plusieurs reprises, il s’était surpris à la regarder marcher quand elle le précédait et, bien qu’elle n’eût jamais quitté sa veste, Alain avait entraperçu sa chemise mouillée, collée contre sa peau. Ces visions avaient hanté ses nuits depuis.

« Elle portait une chemise qui parfois était trempée de sueur…

— Ah ! » Cette réponse ravit la doyenne au point de dévoiler ses émotions. « Ainsi qu’un pantalon moulant, sans doute.

— Oui, doyenne, elle portait un pantalon », confirma Alain.

Ce pantalon n’était pas moulant.

Néanmoins, là où il était le plus ajusté dans son dos…

Non. Non. Non. N’y songe même pas !

La gêne engendrée par ses pensées avait dû infléchir l’expression d’Alain, car la voix neutre du doyen qui posa la question suivante suintait la satisfaction.

« Comment s’est-elle comportée avec toi, jeune mage ? »

Quelles réponses attendaient-ils de lui ? Alain le savait. Aussi les formula-t-il de manière à ce qu’elles traduisent la vérité tout en se conformant à leurs attentes.

« Elle a essayé de me donner des ordres. Elle prenait seule les décisions. Elle s’est montrée butée.

— Bien entendu. »

Elle était intelligente, pleine de ressources, résolue et loyale… elle m’a sauvé la vie. Elle m’a demandé mon avis et l’a écouté. Elle a réussi à faire ressurgir des souvenirs qui auraient dû rester enfouis. Alain ne prononça pas cette dernière tirade. À quoi bon ? Les doyens assis face à lui seraient les premiers à lui rappeler que rien n’était réel. Pourquoi risquer de les mécontenter en leur disant ce qu’ils ne voulaient pas entendre ?

D’autant plus qu’il était incapable d’expliquer ce dont il avait été le témoin. La personnalité de la mécanicienne autant que ses actes n’avaient rien à voir avec tout ce qu’on lui avait toujours inculqué. Mais si je dis cela aux doyens, ils m’accuseront aussitôt de manquer de sagesse, même s’ils sont pareillement en peine d’expliquer quoi que ce soit.

Pour l’heure, donc, la sagesse me dicte de n’en souffler mot.

« Mage Alain, lâcha l’aîné des doyens, même quelqu’un d’aussi jeune que toi devrait savoir que les mécaniciens ne font rien sans arrière-pensées, et que leurs agissements vont invariablement à l’encontre des intérêts de notre guilde. Avant l’attaque, tu as voyagé dans la même caravane que cette mécanicienne. A-t-elle alors cherché à entrer en contact avec toi ?

— Non, répondit Alain, certain cette fois que sa voix ne trahissait aucune émotion. Elle a passé tout le voyage cloîtrée dans sa voiture. Je n’avais pas connaissance de la présence d’un mécanicien au sein du convoi. Je ne l’ai réalisé qu’au milieu de l’assaut. »

La femme enchaîna, d’un ton glacial quoique détaché.

« Pourquoi l’as-tu autorisée à t’accompagner ? Pourquoi ne l’as-tu pas abandonnée à son sort ?

— J’ai été engagé pour protéger la caravane. Attendu que la mécanicienne en faisait partie et que le contrat passé par la guilde valait pour l’ensemble des biens et des personnes, je me suis senti obligé de la protéger également.

— C’est un argument de juriste, mage. Une sagesse nourrie par plus d’expérience t’aurait soufflé que tes services étaient destinés au seul maître caravanier, et non à un quelconque mécanicien qui continuera d’œuvrer contre les intérêts de ta guilde. »

Alain s’inclina face aux vagues silhouettes indistinctes, même s’il jugeait leurs arguments bien plus spécieux que les siens.

« Celui-ci comprend.

— Tu aurais dû refuser d’adresser la parole à cette mécanicienne, renchérit le premier doyen. Tu aurais dû la laisser se débrouiller seule dans la Désolation. Un mage plus averti n’aurait pas commis cette erreur. »

Ses pairs émirent de petits bruits approbateurs. Alain manqua froncer les sourcils – abandonner la mécanicienne Mari à une mort certaine dans le désert ! –, mais il se reprit à temps et réprima toute manifestation de ses émotions.

Le trio ne s’étant pas privé de l’aiguillonner sur sa jeunesse, il décida qu’il pouvait se permettre une question digne d’un acolyte, puisque de toute évidence on ne s’attendait à rien de plus de sa part.

« Celui-ci s’interroge. »

Un long moment s’écoula avant qu’un des doyens ne lui répondît.

« Celui-ci écoute.

— La caravane que je devais protéger a été attaquée par des bandits équipés d’armes mécaniques. J’ai vu une de ces armes de près, bien que je me sois abstenu de la toucher. On m’a enseigné que c’étaient là des simulacres élaborés à efficacité réduite. Pourtant, les armes utilisées contre nous étaient bien plus mortelles que tout ce dont j’ai entendu parler.

— Nous connaissons cette partie de ton rapport, dit la femme d’une voix dédaigneuse. Tu es jeune. Les mécaniciens sont, à leur manière, assez brillants. Leurs tromperies sont complexes et difficiles à percer à jour pour quelqu’un de peu expérimenté. Ces armes t’ont-elles tué ? Non. Tes capacités, bien que limitées du fait de ton jeune âge, se sont avérées suffisantes pour surpasser les armes des mécaniciens.

— Mais la caravane a été détruite.

— Cela n’a aucune importance à nos yeux. Tu as bien dit que seuls toi et cette mécanicienne avez survécu. Eh bien, tu ne révéleras à personne ce qu’il est advenu de cette caravane et personne n’ira croire un mécanicien. Quelques ombres sont parties, mais l’illusion demeure. »

Debout, silencieux, Alain essayait d’accepter les paroles de ces doyens, en sachant qu’ils avaient raison, que le sort des ombres et des illusions n’avait aucune importance. Cependant, la sécurité du convoi avait été de sa responsabilité. Il se rappelait les visages du maître caravanier et du commandant de la garde. Rien que des ombres. Mais des ombres qui avaient compté sur sa protection.

Des ombres. Ses parents avaient été des ombres. Ils étaient morts sous les coups de pillards sans doute guère différents des bandits de la Désolation. Eux non plus, il n’avait pu les sauver. Alain se sentit soudain envahi par la certitude qu’il ne pourrait jamais faire abstraction des ombres et de leur destinée. C’était probablement ce qui l’avait poussé à rester avec la mécanicienne. C’était une terrible erreur, un renoncement à la sagesse, une trahison de tout ce qu’on lui avait inculqué. En cela mes doyens ont raison, j’ai trahi ma guilde, je ne serai jamais un grand mage.

« As-tu autre chose à nous rapporter ? demanda un des doyens. Tes sortilèges ont-ils fonctionné normalement ? Tes compétences ont-elles évolué ? »

Bien que capable de duper ses interlocuteurs sur ce point également, Alain préféra la franchise. L’étrange sensation d’urgence induite par sa dernière vision l’incitait à en dire davantage.

« J’ai fait l’expérience du don d’augure. C’est une de mes compétences désormais.

— L’augure, marmonna l’un des doyens. De tous les arts des mages, le moins utile et le plus périlleux. Prêter attention aux visions est l’un des meilleurs moyens de perdre ses pouvoirs en rendant l’illusion du monde plus tangible. Tu devrais le savoir. On n’enseigne donc plus rien aux acolytes de nos jours ?

— J’ai reçu cet enseignement, doyen. Je n’ai pas cherché à recourir à l’augure.