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— Tu montres enfin des signes de sagesse.

— Doyen, dit Alain d’une voix aussi atone que possible, j’ai eu une vision qui semblait me prévenir d’un grand danger.

— En étais-tu l’objet ?

— Je ne sais pas, doyen. J’ai vu une terrible tempête, et…

— Ça suffit ! Ce que tu as vu n’était rien d’autre qu’une illusion de danger créée par ton propre esprit suite à l’attaque de la caravane. C’était un écho, voilà tout. Un mage plein de sagesse ne soufflerait pas un mot de plus à ce sujet. »

Alain obtempéra et ne souffla pas un mot de plus. Il se demanda toutefois pourquoi, malgré les efforts manifestes du doyen de faire fi de son récit, une tension palpable avait envahi sa voix. Comme si les propos d’Alain – à moins que ce fût la vision elle-même – l’avaient contrarié.

La femme l’interpella de nouveau, d’un ton sévère tant il était empreint d’indifférence.

« Tu as beaucoup à apprendre. C’est certain. Même un acolyte devrait savoir qu’il ne faut jamais parler des visions absurdes véhiculées par l’art trompeur qu’est l’augure. Je ne comprends pas les raisons qui ont poussé la guilde à te donner, à ton âge, le statut de mage.

— La guilde ne m’a pas donné ce statut. Je l’ai mérité en montrant l’étendue de mes capacités aux doyens de l’hôtel de la guilde d’Ihris, pour leur plus grande satisfaction. »

La satisfaction de la majorité d’entre eux, en tout cas. Ils le connaissaient et l’avaient jugé sur ses compétences et non sur son âge.

« Il nous faut accepter les choix de nos pairs, même si nous ne les approuvons pas, dit la femme d’une manière qui ne laissait planer aucun doute quant à son appréciation de la décision prise par les doyens d’Ihris. À Ringhmon, tu dois obéissance aux doyens de cet hôtel de notre guilde. Apprends de leur expérience. La capacité à lancer des sortilèges ne signifie pas qu’un mage a acquis assez de sagesse pour se comporter comme il se doit.

— Celui-ci comprend », répondit Alain. Cette formule rituelle d’acceptation de la parole des doyens aurait dû mettre un terme à la discussion. Il n’avait aucune envie d’entendre disserter davantage sur ses manquements.

Les doyens ne semblaient pourtant pas enclins à le libérer.

« Tu dois reprendre l’entraînement de base. Éloigne ton esprit des leurres de l’augure et concentre-toi sur la sagesse que t’enseignent tes aînés. Ton inaptitude à défaire une petite bande de malfrats atteste ton manque de confiance en tes pouvoirs. »

Alain se tendit et se fit violence pour ne rien laisser paraître de sa colère.

« Celui-ci comprend.

— Si cette mécanicienne essaie de renouer avec toi, tu ne dois pas lui parler. Tu ne dois plus avoir aucun contact avec elle. Tu devras rapporter aux doyens de cet hôtel toute tentative d’approche de sa part.

— Celui-ci comprend.

— Alors ceci peut prendre fin. » Alain vit une des silhouettes lever la main. Les volets qui obstruaient les hautes fenêtres s’écartèrent aussitôt et la lumière inonda la pièce.

La femme et les deux hommes s’avancèrent. Leurs visages impassibles détonnaient par rapport à l’hostilité ouverte dont ils avaient fait preuve pendant la Question.

« Combien de temps resteras-tu à Ringhmon, mage Alain ? s’enquit la doyenne.

— Je ne sais pas encore. Je dois me renseigner sur les possibilités d’emploi qui existent dans cette ville.

— Il y en a peu, ronchonna le mage le plus âgé. Très peu. Ringhmon dilapide bien trop d’argent pour les jouets des mécaniciens. Fieffés imbéciles prétentieux ! »

Alain opina d’un air respectueux.

« Dans ce cas, je vais visiter la cité pour en apprendre plus à son sujet.

— Pourquoi ? demanda le troisième mage. Rien de tout cela n’est réel. On n’apprend rien à regarder des illusions.

— J’ignore si mes missions me ramèneront un jour à Ringhmon. Je devrais néanmoins me familiariser avec l’image de cette ville, même si elle est fausse, afin de servir au mieux les intérêts de ma guilde. Après tout, je suis jeune et il me reste tant à apprendre. »

Encore une chose que la mécanicienne lui avait transmise. Comment appelait-elle cette forme de discours ? Le sarcasme ? Quand s’était-il exprimé ainsi pour la dernière fois, en sachant pertinemment qu’il tournait en dérision ses propres paroles ?

Soit il avait bien dissimulé sa moquerie, soit les doyens n’avaient pas perçu son persiflage, car tous trois ponctuèrent sa réplique de hochements de tête approbateurs.

« Va pour quelques jours, alors, dit la femme, comme si Alain avait déjà annoncé la durée de son séjour. Nul ne saura ce qu’il est advenu de la dernière caravane que tu as eu à protéger. Ainsi, n’importe quel convoi en partance sera ravi de louer tes services, puisque tes tarifs sont moins élevés que ceux de mages plus expérimentés. »

Alain opina du chef, tout en s’émerveillant de la capacité des doyens à émailler chacune de leurs phrases de piques sur sa jeunesse et son inexpérience.

« Eh bien, si vous n’avez pas d’autre requête, je vais quitter l’hôtel de la guilde pour étudier ce qu’il y a à apprendre sur la ville de Ringhmon.

— Fais comme bon te semble, lâcha la doyenne. Mais veille sur ton nez, jeune mage. Ne va pas le fourrer dans des endroits où l’on pourrait te le couper.

— Les mages sombres. » Le plus âgé des trois faillit grimacer. « Une sale engeance, mais tu as déjà entendu parler d’eux. Ils sont assez nombreux par ici, attirés par les perspectives d’emploi que propose la ville. Bien sûr, les dirigeants de Ringhmon nient en bloc, mais nous savons qu’ils ont recours à leurs services. Prends garde à ne pas tomber sur l’un des leurs, jeune mage. »

Excédé par les incessantes allusions à son âge, Alain recula vers la porte.

« Je serai sur mes gardes. »

Sorti de la pièce où il avait été soumis à la Question, Alain goûta la solitude sécurisante du couloir. Il s’arrêta pour réfléchir et recouvrer son sang-froid. « Une petite bande de malfrats » ? Ils ne me reconnaissent aucun mérite. Ils n’ont pas cru un traître mot de ce que je leur ai raconté. Qu’auraient-ils dit si j’étais mort dans le désert ? Tout aurait été de ma faute, un échec imputé à ma jeunesse et mon manque d’expérience. Il ne serait venu à l’idée de personne d’incriminer les armes mécaniques qui sont bien plus mortelles que des arbalètes.

Selon eux, j’aurais dû laisser la mécanicienne mourir. Peut-être aurais-je dû le faire, en effet, avant qu’elle ne pervertisse mes pensées. Pourtant, par deux fois, elle m’a sauvé la vie. Ai-je le droit de me montrer inférieur à un mécanicien ?

Ils lui avaient demandé si elle avait « fait étalage de ses charmes ». Alain se remémora le visage de la mécanicienne, couvert de poussière et striée de coulées de sueur, ainsi que la veste terne qu’elle refusait d’enlever même dans la pire fournaise. Les seuls charmes qu’elle lui avait dévoilés étaient ceux de son caractère. Elle n’est peut-être qu’une ombre, mais j’ai… apprécié la personne que j’ai vue dans la Désolation. J’avais oublié ce que c’était que d’être en compagnie d’une autre personne et de souhaiter que cela continue. Quel tour du destin a fait d’elle une mécanicienne et de moi un mage ?

Sidéré qu’une telle idée pût se former dans son esprit, Alain s’efforça de chasser le souvenir de la mécanicienne. Apprécier ? Elle m’a fait me rappeler le sens de ce mot. Je ne dois pas la laisser m’entraîner plus loin sur les sentiers de la perdition. Mais je ne dois pas non plus laisser les paroles des doyens perturber mes pensées. Si je rumine leurs critiques, j’éprouverai plus de difficulté à me concentrer sur mes sorts, au point peut-être de les affaiblir, de sorte qu’on pourrait remettre en question ma capacité à être mage.