Mari resta assise, le temps de se dominer. « Qui m’y escortera ? Où est le point de rendez-vous ? »
Stimon fronça les sourcils.
« Vous escorter ? Personne ne va vous escorter. Vous êtes maîtresse mécanicienne », ajouta-t-il avec un sourire en coin.
Après dix années passées à surveiller ses moindres faits et gestes, pourquoi tant de mécaniciens émérites donnaient-ils brusquement l’impression de vouloir la livrer à elle-même ?
« Le mécanicien en charge de cet appareil…
— Le maître mécanicien Xian n’a aucune envie de jouer les apprentis sous votre houlette. Il considère qu’il aurait pu régler le problème seul, s’il avait disposé d’un peu plus de temps. »
Tu parles ! C’est du boulot qu’il s’agit, Xian, pas de ton amour-propre. Mari changea de tactique.
« Je ne connais pas la ville. J’imagine que le palais du gouvernement est assez éloigné. Les règles de la guilde…
— Les règles qui stipulent la présence obligatoire de plusieurs mécaniciens lors de l’exécution d’un contrat sont souvent ignorées. N’importe qui doté d’un peu d’expérience sait cela. Avez-vous besoin qu’on vous indique le chemin du palais ? »
Qu’on m’indique le chemin. Ni escorte. Ni transport. Qu’on m’indique le chemin.
« Non. Je le trouverai toute seule.
— Je ne devrais pas avoir à vous le rappeler, mais vous avez bien sûr ordre d’éviter tout contact avec le mage. Je le consignerai par écrit. » Stimon l’honora d’un sourire dépourvu de toute trace d’humour.
Celui de Mari dévoila ses dents, puis elle se leva et tourna les talons.
Sa maîtrise de soi l’empêcha – tout juste – de claquer la porte du bureau. Une fois sortie, elle s’arrêta dans le couloir pour recouvrer son sang-froid. Fort heureusement, la mécanicienne émérite avait disparu. Mari aurait été incapable de répondre d’elle-même s’il lui avait fallu essuyer une rebuffade de plus.
Tout cela n’avait rien de commun avec ce qu’elle avait imaginé en quittant Palandur. Elle était apte à endurer la solitude et les sentiments que celle-ci engendrait. Ayant rejoint l’académie à seize ans, elle avait des années d’écart avec tous les autres étudiants, une adolescente qui n’était pas à sa place au milieu de collègues plus âgés. Elle avait réussi à gagner le respect de ses pairs grâce à ses capacités, mais à Ringhmon, pour la première fois de sa vie, elle sentait son destin lui échapper, quelle que fût sa manière de remplir le contrat. C’est mon premier travail en solo et il tourne à la catastrophe. J’ai l’impression de me battre contre ma propre guilde. Je ne peux pas demander à des gens comme Cara, Trux ou Pradar de m’épauler alors qu’il est évident que le superviseur veut me faire mordre la poussière et qu’il laminera quiconque se mettra en travers de son chemin. Mais si ne serait-ce qu’une personne pouvait me venir en aide, tout cela serait bien moins difficile à supporter.
Mari prit soudain conscience qu’une personne l’avait aidée sans penser aux conséquences. Le mage. Un fichu mage, qui était prêt à mourir pour me protéger, prêt à renoncer à ses chances de survie en m’offrant nos ultimes réserves d’eau. Pourquoi Alain n’est-il pas mécanicien ? J’aurais bien besoin d’un ami comme lui.
Par les étoiles ! Est-ce que je viens vraiment de souhaiter qu’un mage soit mon ami ? Réveille-toi, Mari. Concentre-toi sur ton travail. Tu vas te rendre au palais du gouvernement et faire le meilleur boulot jamais recensé dans les annales de la guilde. Et si quelqu’un vient te chercher des noises, il le regrettera amèrement.
Elle plongea la main dans sa veste et vérifia que son pistolet était bien en place. Plus elle parcourut rapidement les couloirs, préférant affronter les dangers qui l’attendaient à l’extérieur plutôt que de passer une heure de plus dans l’hôtel de la guilde.
Chapitre 8
Les matins à Ringhmon semblaient aussi chauds que les après-midi, même si la brume jaunâtre qui voilait le ciel était un peu moins dense. Mari avait laissé son paquetage à l’hôtel de la guilde ; cependant, même la sacoche à outils plus petite qu’elle portait à présent paraissait s’alourdir à chacun de ses pas. Elle se dirigea vers un badaud qui marchait non loin.
« Où est le palais du gouvernement ? »
L’homme baissa la tête et tenta de poursuivre son chemin.
Stupéfaite, Mari se campa devant lui.
« Je te parle ! »
Le badaud s’arrêta brusquement et fit mine de ne la remarquer qu’à cet instant.
« Oui, dame mécanicienne ?
— Où est le palais du gouvernement ?
— Au square des Héros, dame mécanicienne », répondit le commun, avant d’essayer de la contourner.
Mari tendit le bras et lui barra la route.
« Comment puis-je m’y rendre ? »
L’homme se renfrogna, jetant de brefs regards alentour à la recherche d’une échappatoire.
« J’sais pas. »
Les gens du commun n’aimaient pas parler aux mécaniciens, mais Mari fut surprise par une telle hostilité et un tel manque de coopération.
Décontenancée, elle afficha l’attitude propre à sa guilde et son ton se fit comminatoire.
« Je te laisse une chance de reconsidérer ta réponse, et si je n’en suis pas satisfaite, tu seras très, très malheureux. Est-ce bien clair ? »
Cette démonstration de force eut l’effet escompté. L’homme hocha la tête rapidement, le visage toujours détourné.
« Les bornes bleues, dame mécanicienne. Le long de la route. Le trolley qui s’y arrête va jusqu’au palais du gouvernement. » Sa voix vibrait de peur, mais aussi de ressentiment.
Mari fixa longuement le commun, tout en essayant de déterminer ce qu’elle allait faire de lui. D’après ce qu’on lui avait enseigné, elle devait à ce stade proférer un chapelet de menaces et remettre l’individu à sa place, mais même si la manœuvre était opérante, elle se haïrait pour en avoir usé. « Ce sera tout. » Elle reprit son chemin en quête des bornes bleues.
Le trolley s’avéra être une carriole tirée par un cheval qui se déplaçait avec une lenteur exaspérante. Au moins le conducteur se montra-t-il assez dégourdi pour ne pas demander à une mécanicienne de payer son billet, bien qu’il se dégageât de lui un mélange de peur et de ressentiment similaire à celui du badaud qu’elle avait croisé. Les communs ne portaient pas les mécaniciens dans leur cœur, mais une animosité aussi crue et palpable était singulière. Était-ce spécifique à Ringhmon ? Ou était-ce une des facettes de ce qui s’était joué à Portjulien ? Les communs ne pouvaient ignorer que, s’ils devaient représenter un jour une menace pour la guilde, ses dirigeants se contenteraient de fournir à l’Empire l’aide nécessaire pour qu’une force armée prenne possession de la ville et la transforme en avant-poste sous son contrôle.
Le trot du canasson qui tirait le trolley étant plus que laborieux, Mari eut tout loisir de regarder, d’un œil morne, défiler mollement la magnifique et crasseuse Ringhmon. Grouillant de gardes et de miliciens, la cité était le théâtre de comportements discutables.
La présence des hommes en armes avait le mérite d’être rassurante. Mari se demanda si, en définitive, les cavaliers qu’elle avait aperçus la veille n’étaient pas bel et bien liés aux bandits du désert. Tout ce qu’elle avait vu de Ringhmon jusqu’à présent semblait indiquer qu’on ne pouvait y circuler en étant ouvertement armé. Malheureusement, c’était la seule chose à porter au crédit de la ville.