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Le souvenir des bandits appela celui du mage. Je n’y serais pas arrivée sans son aide. Au moins connaît-il désormais le sens du mot aider. J’espère qu’il a reçu un meilleur accueil dans son hôtel de guilde que moi dans le mien.

Alain quitta l’hôtel de la guilde des mages. À la pénombre des couloirs succéda l’éclat du soleil dans les rues de la ville. Une nuit de méditation et une matinée passée à subir les sombres suspicions de la Question se muèrent en une journée plus lumineuse, sans toutefois apporter de nouvel éclairage sur les problèmes qui le tourmentaient. Je ne me laisserai pas affecter par les insultes de doyens qui ne savent rien de moi. Je ne laisserai pas une brève rencontre avec une mécanicienne détruire mon avenir de mage. Les doyens ne peuvent me changer et la mécanicienne ne peut me contrôler. Quant au don d’augure, que je ne comprends pas, je lui dénie le droit de me déstabiliser. Pour échapper au cercle vicieux de ses pensées, Alain se laissa happer par le mouvement de cette cité étrange.

Il sortit de l’hôtel et, sur un coup de tête, s’enveloppa dans le sort qui courbait la lumière et le rendait invisible. Même un autre mage n’aurait pu sentir que sa présence et sa position. Maintenir le sortilège lui coûtait, mais il le fit pendant un certain temps et marcha sans être vu par les communs et les quelques mécaniciens dont il croisa la route, comme un acolyte se dissimulant aux yeux d’autres acolytes qui ne maîtrisaient pas encore cet art. Les doyens auraient été contrariés de le voir ainsi jouer avec ce sort. C’était sans doute la raison pour laquelle il le faisait.

En traversant une rue, Alain nota les arêtes fissurées et l’effritement des pavés dont l’alignement se détériorait. Les bâtisses témoignaient également d’une lente décrépitude. Ce que les communs et les mécaniciens appelaient réalité n’était qu’une illusion, mais une illusion qu’il convenait d’étudier avec minutie pour définir les cibles d’altérations ultérieures. Aussi Alain scruta-t-il chacune des constructions afin d’en mémoriser la moindre imperfection.

Il descendit une artère bordée de ce qui à première vue apparaissait comme de splendides maisons aux façades de pierre ajustée. Ces « pierres » n’étaient pourtant qu’une autre illusion mise au point par les communs, de simples planches biseautées à intervalles réguliers pour imiter l’apparence des blocs taillés, recouvertes de peinture mélangée à de la poussière.

Alain se surprit à se demander ce que la mécanicienne aurait pensé de ces tentatives visant à faire passer certains matériaux pour d’autres. Qu’aurait-elle dit ? Quelque chose que je n’aurais sans doute pas compris. Les mots qu’elle utilise ne semblent pas avoir la même signification que les miens. Si je pouvais lui demander…

Non. Cesse de penser à elle.

Toujours invisible grâce à son sortilège, Alain observa les communs qui, sans le savoir, partageaient la rue avec lui. Tous marchaient d’un pas lourd, le visage crispé en une expression d’obstination mêlée de lassitude. La superbe de Ringhmon ne devait exister que dans l’esprit de ses dirigeants.

À mesure qu’il s’enfonçait au cœur de la ville, il remarqua des hommes à l’allure aguerrie postés à de nombreux carrefours. Leur armure de cuir signalait leur appartenance à une sorte de milice locale. Chacun d’eux était équipé d’une épée courte et d’un gourdin long comme l’avant-bras. Sensible aux émotions qui émanaient des ombres, Alain eut l’impression de se noyer dans un océan d’oppression et de désespoir.

Il dissipa son sort de dissimulation et ressentit un plaisir pervers en voyant les réactions paniquées des communs face à l’apparition soudaine d’un mage dans leurs rangs. Il poursuivit son chemin vers un monument commémoratif de quelque haut fait militaire, mais quand il fut assez près pour lire la plaque, il découvrit que cette « victoire » faisait référence à une des tentatives avortées de l’Empire pour traverser la Désolation. Alain étudia les représentations de guerriers plus grands que nature qui, brandissant les étendards de la ville, piétinaient les légions impériales. Dans un des coins du panneau, la fine couche de dorure avait disparu, révélant un métal gris grossier. Une autre illusion de richesse, cette fois mâtinée de victoire. Un palimpseste d’imposture. Les citoyens étaient-ils dupes ?

Il secoua la tête de désapprobation et se retourna pour tomber nez à nez avec des citadins qui s’étaient massés autour de lui et le fixaient d’un air circonspect. Leur attitude était d’une singulière imprudence, aussi Alain les fixa-t-il en retour de son œil de mage le plus accompli, mort et impassible, et ils se dispersèrent à la hâte. D’après ce qu’on lui avait enseigné, les communs croyaient les mages capables d’user de leurs sorts sur eux pour modifier leur apparence et leur sexe, les transformer en animaux ou en insectes, ou leur faire perdre la raison. Alain savait que c’était faux. Aucun mage ne pouvait blesser ni altérer une ombre directement ; la guilde encourageait néanmoins toutes ces superstitions, car elle voyait là un moyen parfait de maintenir les communs dans la peur et la soumission. Il aurait cependant mieux fait de simplement ignorer ces quidams. Si les doyens de l’hôtel de la guilde l’avaient vu à l’œuvre, ils auraient eu, pour une fois, de bonnes raisons de s’appesantir sur son jeune âge.

Alain leva la tête en plissant les paupières et constata que la matinée était déjà bien avancée. Comparées à cette lumière crue et cette chaleur désagréable, les cellules sombres et fraîches de l’hôtel de la guilde ne manquaient finalement pas d’attrait. En outre, Alain savait pouvoir y trouver une section consacrée aux archives. De quoi puiser dans les mots d’autrui un réconfort certain face à la vacuité du monde.

Il entreprit de rebrousser chemin et traversa une large artère. Un trolley venait de passer lentement, laborieusement tiré par un imposant cheval de trait dont il ne sut dire s’il était vieux ou juste aussi démoralisé que les habitants de la cité. Alain eut l’impression d’être observé par des yeux aveugles, apostrophé par une bouche muette. Il regarda en direction du trolley. La plupart des places assises étaient occupées par des communs qui, serrés les uns contre les autres, lui tournaient le dos, mais un des bancs ne comptait qu’un seul passager. Un passager vêtu de la courte veste noire des mécaniciens. Et aussi remarquables que cette veste étaient les cheveux de jais, coupés aux épaules, de celle qui la portait.

Maîtresse mécanicienne Mari.

Alain se figea, oublieux des carrioles et des charrettes obligées de le contourner. Les mécaniciens sont des ombres. Ils n’ont pas d’importance. Elle n’a pas d’importance. Je dois reprendre ma route et rejoindre l’hôtel de la guilde.

Pourtant, n’est-il pas curieux que nos chemins se soient croisés dans cette ville, à cet endroit précis, à cet instant précis ? Certains doyens d’Ihris m’ont appris que l’illusion du monde nous guide à sa manière, parfois vers la sagesse, parfois vers l’erreur. Qu’est-ce qui m’a conduit vers cette rue, à cette heure ? Qu’est-ce qui a conduit la mécanicienne à se trouver justement dans ce trolley ?

Comment a-t-elle fait pour que je la regarde ?

Est-ce bien elle qui en est responsable ? Elle ne m’a pas regardé en retour. Pourquoi attirer mon attention de façon aussi subtile pour ensuite éviter ne serait-ce que de croiser mon regard ?

Je ne suis pas ici sans raison. Je le sens. Mais est-ce la voie de la sagesse ou de l’erreur ? Est-ce une voie que la mécanicienne a choisie pour nous deux ? Ou autre chose nous y a-t-il placés à notre insu ?