Alain savait exactement ce que lui auraient dit les doyens de Ringhmon. Il soupesa mentalement leur indignation difficilement contenue et leurs paroles pleines de dédain à son égard. Si rien n’a d’importance, alors rien n’a d’importance. Pourquoi ne pas examiner où me mènera cette voie ?
Mais à quel prix ? Qu’on le surprenne à approcher encore la mécanicienne, et…
En proie au doute, Alain regarda une nouvelle fois le dos de la maîtresse mécanicienne Mari. Son expression ne changea pas, mais l’air qu’il inspira siffla entre ses dents en un réflexe qu’il ne put réprimer. Le don d’augure s’imposa de nouveau à lui, délivrant une vision centrée, de nouveau, sur la mécanicienne. La brume noire était, cette fois, bien plus menaçante que lorsqu’il l’avait vue dans le désert. Aussi noire que la nuit la plus profonde, striée de veines rouges, elle annonçait péril et violence d’une manière telle qu’il n’eut besoin d’aucun doyen pour l’interpréter. Étrangement, il ressentit une fois encore la présence des nuages de tempête qui s’amoncelaient autour de la mécanicienne en convergeant depuis les franges brumeuses. La mécanicienne court un grave danger. Cela est-il lié à la chose qui pense, mais qui ne vit pas ? Quelle est cette chose ? La mécanicienne savait ce dont je parlais, même si elle a essayé de le dissimuler.
Est-ce une sorte de troll mécanique ? Les trolls ne vivent ni ne pensent vraiment, et les mécaniciens sont censés être incapables d’en créer. N’ai-je pas le devoir d’en apprendre davantage pour alerter la guilde ?
Si cette mécanicienne peut contrôler les actions d’un mage tel que moi, faire naître dans mon esprit certaines pensées et me faire réagir à l’appel de mon nom sans qu’il soit appelé, je dois également en informer ma guilde.
Cela n’a rien à voir avec la mécanicienne. Elle n’est rien. Je l’ai déjà mise en garde contre le danger qui l’attendait dans cette ville, une mise en garde dont elle semble n’avoir tenu aucun compte. J’agis uniquement dans l’intérêt de ma guilde. Il répéta cette dernière phrase à plusieurs reprises tout en se demandant quel degré d’illusion comportait son raisonnement. L’illusion semblait suffisante pour justifier ses actes tandis qu’il s’efforçait de décider ce qu’il allait faire.
Pourquoi la mécanicienne n’avait-elle pas pris son avertissement au sérieux ? Alain sentit son irritation monter, mais il réprima implacablement cette émotion. Et pourquoi, alors que tous les mécaniciens qu’il avait croisés depuis le matin se déplaçaient par paires, voyageait-elle seule ? Pourquoi était-elle aussi imprudente ?
Elle n’avait jamais fait montre d’imprudence dans le désert. De désespoir, certainement, surtout quand elle avait pris le risque de dévoiler leur position à ce qui se révéla être une caravane de marchands de sel.
Qui étaient les doyens des mécaniciens ? Elle lui avait dit qu’ils ressemblaient aux siens, même si cela lui avait paru très étrange. L’avaient-ils écoutée ? Si elle les avait informés de l’avertissement, s’était-elle fait vertement rabrouer comme Alain lui-même l’avait été ?
Il eut soudain la certitude que cette mécanicienne n’avait pas d’autre choix que d’avancer vers le danger. Une fois de plus, il savait exactement ce qu’elle ressentait. Il en conçut malaise et inquiétude. Comment chasser ces sensations ? Comment se libérer de l’emprise qu’elle exerçait sur lui ?
Elle lui avait sauvé la vie. Alain faillit sourire avant de se reprendre. Voilà quelle était la solution. Elle l’avait aidé plusieurs fois. C’était par ce biais que la mécanicienne l’influençait. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les doyens s’évertuent à mettre les acolytes en garde contre toute forme d’aide.
Quelle parade trouver ? Les choses semblables s’annihilaient. La magie défaisait la magie. Elle l’avait sauvé ; elle l’avait aidé. Il pouvait à son tour l’aider, peut-être même lui sauver la vie. Ce qui aurait pour effet d’annuler ce que la mécanicienne lui avait fait, quoi que ce fût. Alors, il se libérerait d’elle.
Il ne parvint pas à prendre cette logique en défaut. Ce devait donc être la sagesse.
Alain suivit le trolley afin de ne pas le perdre de vue ; ce ne fut guère compliqué vu la lenteur de l’équipage. La voie pour sortir de l’erreur passait par cette mécanicienne. Il s’y était engagé en faisant équipe avec elle, il allait s’en extraire de la même manière.
Mari songea, morose, qu’avoir choisi ce moyen de locomotion présentait un seul point positif : personne n’osait s’asseoir sur le même banc qu’un mécanicien. Ainsi, que le trolley fût vide ou bondé, elle était certaine de ne jamais manquer d’espace. Ni de temps, hélas. Le temps de ressasser de sombres pensées sur les mécaniciens émérites manifestement déterminés à précipiter sa chute, sur les mages qui ne se comportaient pas comme tels et dispensaient des avertissements à propos de choses dont ils étaient censés ignorer l’existence, ainsi que sur cette ville pleine de communs hostiles qui semblaient prêts à exploser comme une chaudière soumise à un excès de pression.
Mari éprouva une pointe de compassion pour les mécaniciens émérites qui s’inquiétaient de voir Ringhmon s’embraser comme Portjulien. Une pointe, pas davantage. Ces mêmes mécaniciens émérites s’entêtaient à appliquer des réglementations qui non seulement maintenaient les communs sous contrôle, mais induisaient chez eux un ressentiment lié à ce statut inférieur. Alors qu’elle n’était qu’apprentie, Mari avait souvent eu des discussions enflammées avec ses pairs à ce sujet, soutenant pour sa part qu’il devait exister un moyen de garder la mainmise sur les communs sans en rajouter. Elle avait commencé à rallier des gens à son point de vue lorsqu’il fut mis brutalement fin à ces débats. Elle avait été convoquée par le superviseur de l’hôtel de la guilde de Caer Lyn et sévèrement questionnée sur ses opinions. L’entrevue s’était soldée par des ordres très clairs. Nous savons ce que nous faisons. Nous avons des siècles d’expérience. « Voilà encore quelques années, tu vivais dans un taudis parmi les communs, en pensant que tu ne valais pas mieux qu’eux. Tu avais tort à l’époque, tout comme tu as tort aujourd’hui. Écoute, apprends et obéis. »
Mari n’étant pas stupide, elle avait tenu sa langue comme une gentille petite apprentie. Mais elle n’avait pas compris à ce moment-là et ne comprenait toujours pas les raisons pour lesquelles les mécaniciens émérites refusaient une approche différente. Ce n’est pas comme si la supériorité des mécaniciens était artificielle, une pure invention. Les communs sont incapables d’accomplir les tâches des mécaniciens. Ils ont besoin de nous. Leur accorder un peu de dignité n’altérait en rien cette réalité.
« Rien n’est réel. »
Fichu mage. Il avait foi en des préceptes très étranges. Mieux valait qu’elle oublie tout cela aussi vite que possible. Elle savait parfaitement ce qui était réel et ce qui ne l’était pas.
Mari étudia longuement la silhouette d’un mage – facilement reconnaissable, tant les communs laissaient de place autour de lui – qui marchait un peu plus loin dans la rue, avant de se rendre compte qu’elle espérait apercevoir un mage bien particulier. Ce ne pouvait être lui. Trop petit et trop gros.
Pourquoi le cherchait-elle des yeux ? Il appartenait à un passé révolu. Cesse de penser à lui. Elle était ici pour un travail précis. Regarde droit devant. Concentre-toi.
Le trolley arriva enfin devant le palais du gouvernement de la ville. L’imposant édifice qui s’élevait au-dessus d’une vaste place était, au moins de l’extérieur, le plus majestueux que Mari eût vu à Ringhmon, arborant une profusion de colonnes, de balustrades et de balcons coiffés d’une charpente complexe aux multiples toits pentus. L’esplanade devant le palais était quant à elle hérissée de statues, plus grandes que nature, d’hommes aux nobles atours qui regardaient du haut de leurs piédestaux les citoyens affluer de toute part vers l’immense bâtisse.