Mari cala la sangle de son sac à outils sur son épaule et se joignit au flot humain. Elle coula au passage un œil furtif vers certains des socles massifs et lut les inscriptions laudatives qui qualifiaient les hommes immortalisés dans le bronze de « serviteurs du peuple ». Si un autre mécanicien l’avait accompagnée, elle aurait émis quelques commentaires à propos de ces serviteurs qui fixaient avec condescendance ceux qu’ils étaient censés servir.
De nombreux gardes aux airs de brutes épaisses étaient postés autour de la place. Tous semblaient en état d’alerte. Mari s’arrêta en se demandant s’il était prudent d’introduire une arme en fraude dans le palais du gouvernement. La vue du pistolet paraîtrait bien incongrue si elle était amenée, en travaillant, à tomber sa veste pour se faufiler où que ce soit. Elle ne voulait pas que quiconque à Ringhmon sût qu’elle portait une arme. Elle s’agenouilla, feignant de renouer son lacet. Dans cette position, elle put glisser la main sous sa veste et en extraire le pistolet sans se faire remarquer. Elle ouvrit une poche extérieure de sa sacoche à outils, y fourra l’arme et la referma. La cachette n’était pas idéale, mais nul n’irait s’enquérir du contenu de son sac.
En rejoignant les marches, Mari fut bloquée par une longue file de citadins qui attendaient que les gardes les autorisent à pénétrer à l’intérieur du bâtiment. Ça, c’était bon pour les communs. Les mécaniciens vivaient dans un monde régi par d’autres lois, et cette fois elle n’était pas mécontente qu’il en fût ainsi. Mari sortit de la queue et la remonta jusqu’à arriver devant l’entrée où deux gardes en plastron soigneusement poli usaient de leur autorité pour en faire voir de toutes les couleurs à des citoyens choisis arbitrairement.
L’un d’eux l’aperçut du coin de l’œil et se tourna vers elle, la main posée sur la garde tarabiscotée de son épée courte. « Hep ! Toi… » Puis il vit la veste noire. « Euh, ouais ? »
La coupe était pleine. Ces brutes avaient peut-être le pouvoir de rudoyer les gens du commun, mais ils n’allaient certainement pas jouer à ce petit jeu avec elle. Mari fusilla l’homme du regard.
« M’avez-vous adressé la parole ? »
L’autre saisit l’allusion.
« Oui, dame mécanicienne ?
— J’ai un contrat avec les Pères de la cité de Ringhmon. »
Le garde pivota vers son compagnon qui eut un signe d’étonnement. Mari s’efforça de garder son calme tandis que plusieurs communs s’étonnaient à leur tour de sa présence en ces lieux. Le collègue héla quelqu’un à l’intérieur du bâtiment.
« Gerd, il y a une mécanicienne ici. Elle dit qu’elle a un contrat. »
Le dénommé Gerd sortit. Il portait un plastron aussi rutilant que celui de ses comparses, mais était armé d’un fusil. Mari observa l’arme : il s’agissait à nouveau d’un fusil à répétition. Je me fiche pas mal des règlements de la guilde. Si je mets un jour les pieds à Danalee, j’aurai une petite conversation avec les mécaniciens locaux à propos du choix de leurs clients.
Combien de fusils la guilde a-t-elle cédés à la ville de Ringhmon ? Une agglomération de cette taille ne devrait pas en posséder plus d’une douzaine.
Je suppose que c’est là qu’est passé l’argent qui aurait pu permettre de doter la cité d’une architecture digne de ce nom.
Gerd la toisa d’un œil dubitatif.
« Un contrat, dites-vous, dame mécanicienne ?
— En effet, lâcha Mari, agacée par ses manières. Maîtresse mécanicienne Mari de Caer Lyn.
— Maîtresse mécanicienne ? » Gerd coula un regard vers elle, vit l’expression de son visage se durcir et décida de changer de sujet. « Quel est l’objet de ce contrat, dame mécanicienne ?
— C’est un contrat passé entre les Pères de la cité de Ringhmon et moi ; je ne suis pas autorisée à l’évoquer avec qui que ce soit d’autre. »
Gerd réfléchit quelques instants, les sourcils froncés. Mari s’imagina voir des rouages rouillés tourner lentement dans sa tête.
« Dans ce cas, c’est avec l’administrateur Polder que vous devez traiter, dame mécanicienne. Je vais vous conduire à lui. Mais d’abord, nous devons fouiller ceci. » Le garde pointa du doigt sa sacoche.
« Ceci est mon équipement. Mes outils. Vous ne fouillerez pas ce sac. » Tout le monde le savait. Les communs n’étaient pas autorisés à toucher les outils des mécaniciens, pas plus qu’ils n’étaient autorisés à fouiller les mécaniciens eux-mêmes.
« Je suis désolé, dame mécanicienne, mais il n’y a pas d’exception. » Gerd se retrancha derrière les formules toutes faites qu’il avait dû servir à un nombre incalculable de gens du commun. « Ce sont les règles. Il n’y a pas d’exception. »
Incroyable ! Cette attitude n’était certainement pas née du jour au lendemain. Pourquoi le superviseur Stimon, qui semblait avoir pris un malin plaisir à l’humilier, avait-il toléré que se développe chez les communs de Ringhmon ce genre de comportement ? Voulait-il forcer la guilde à intervenir dans cette ville ?
« Vous pouvez édicter autant de règles qu’il vous plaira, elles ne me concernent pas, dit Mari. Je ne sais pas pourquoi votre ville a pareillement peur de ses propres concitoyens, mais je suis une mécanicienne. Ringhmon a-t-elle oublié les égards dus à tout membre de la guilde des mécaniciens ? Entend-elle nous offenser ? Dois-je redescendre ces escaliers sur-le-champ, regagner l’hôtel de la guilde avec tous les autres mécaniciens présents dans l’enceinte de cette cité et attendre des excuses officielles de vos Pères accompagnées de la forte amende sanctionnant de tels agissements ? » Même le superviseur Stimon la soutiendrait sûrement dans cette affaire. Aucune ville ne devait être autorisée à traiter les mécaniciens de la sorte.
Mari était certaine de ne pas avoir hurlé, mais simplement énoncé son propos à haute et intelligible voix ; Gerd et ses deux comparses, pourtant, étaient penchés en arrière comme s’ils luttaient contre un grand vent. Gerd, blanc comme un linge, hocha la tête à plusieurs reprises. Même un superviseur subalterne de la garde devait réaliser l’ampleur des conséquences qu’aurait, pour la ville, une mise à l’index prononcée par la guilde des mécaniciens : suppression de toute réparation de matériel existant, interdiction d’achat de nouveaux équipements, arrêt de livraisons ferroviaires, coupure de l’alimentation électrique fournie depuis l’hôtel de la guilde.
« Oui, dame mécanicienne. Je vais vous conduire à l’administrateur Polder. Avec votre sac »
Ayant obtenu gain de cause, Mari acquiesça. Le nom de Polder figurait sur son contrat, elle savait donc qu’il était de ceux avec qui elle pouvait parler.
« Très bien. »
Du coin de l’œil, elle aperçut des communs dans la file d’attente qui cachaient à grand-peine leur jubilation de voir les gardes se faire passer un savon. Certains osèrent même la gratifier de regards approbateurs. Maîtresse mécanicienne Mari, championne des gens du commun, pensa-t-elle. Ouais, c’est tout moi. Les gardes avaient amplement mérité son rappel à l’ordre, mais brandir son statut de mécanicienne lui laissait toujours un goût amer dans la bouche. Elle savait de surcroît que, Gerd et ses sbires s’étant cassé les dents sur elle, c’était sur ces mêmes communs qu’ils se vengeraient de leur humiliation publique. « Tu ne peux rien y faire, Mari. Tu ne peux pas tout réparer. » Combien de fois Alli lui avait-elle répété ces mots ?