« Sauf s’ils te menacent. Dans ce cas, tu dois les tuer, mage Alain. Les mécaniciens sont aussi impitoyables que vénaux. Si l’un d’eux te semble dangereux, tue-le. »
« Comment pourrais-je te payer de retour ? » lui avait demandé la mécanicienne Mari.
Alain s’arrêta au beau milieu de la rue, les yeux posés sur le livre qu’il venait de prendre. Jamais il ne pourrait agir comme les gens du commun, même s’il le décidait. « Payer » était, d’une manière ou d’une autre, rattaché à l’argent. C’était tout ce qu’il savait ; mais, d’argent, il n’en avait pas. Pourquoi un mage en aurait-il transporté sur lui puisqu’il n’en faisait jamais usage ?
« Sauf s’ils te menacent. Dans ce cas, tu dois les tuer. »
Que se serait-il passé s’il s’était souvenu de ce conseil pendant l’attaque des bandits, alors que la mécanicienne le visait de son arme ? Il l’aurait tuée. Du moins aurait-il essayé. Et une fois qu’elle aurait été morte, les assaillants l’auraient trouvé et tué à son tour.
Le conseil prodigué par les doyens était à l’évidence déficient sur bien des points.
Au cours de son voyage d’Ihris vers le port impérial de Tersage, Alain avait séjourné dans des maisons et s’était servi en provisions exactement comme on le lui avait inculqué. Ce faisant, il avait remarqué la peur mêlée de ressentiment sur le visage de ceux qui lui fournissaient le gîte ou le couvert. Ils avaient fait de leur mieux pour dissimuler leurs sentiments, effrayés qu’il leur fît subir un sort terrible, mais un mage voyait ces choses-là.
Cela l’avait troublé. Malgré tous les enseignements reçus à l’hôtel de la guilde des mages, quand il était en présence des communs et voyait un homme et une femme, Alain ne pouvait s’empêcher de penser à ses parents. Entouré de ses pairs, il avait imité leur conduite et ignoré ces gens apeurés. Maintenant qu’il était seul au milieu d’eux, il pouvait choisir comment se comporter.
Sans doute allait-il rendre le livre dès qu’il l’aurait terminé.
Il avait néanmoins besoin de s’alimenter. Il sélectionna un restaurant dont l’une des fenêtres offrait une vue dégagée sur l’entrée du bâtiment administratif ; il s’y assit pour attendre la réapparition de la mécanicienne. Il ne savait pas précisément ce qu’il était en train de faire ni ce qu’il ferait par la suite. S’il avait dû comparer sa situation actuelle à une route, il arriverait bientôt à un point où plusieurs possibilités s’ouvraient à ses pas : continuer à avancer, rebrousser chemin ou bifurquer vers une autre voie.
Une serveuse tremblante vint se poster à côté de lui, trop terrorisée pour parler. Alain la considéra d’un œil indifférent et désigna du doigt une table voisine où un quidam déjeunait. La serveuse alla s’emparer de l’assiette et de la chope du client, avant de suspendre son geste en prenant conscience que ce n’était probablement pas ce que l’on attendait d’elle. Alain, vers qui elle se tourna, fit non de la tête et pointa les cuisines.
Il fut servi en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, puis tout le monde fit comme s’il n’était pas là, tout en guettant discrètement le moindre signe de sa part qui eût indiqué qu’il avait besoin de quelque chose.
Ses doutes se confirmèrent : pareilles situations le troublaient bel et bien. Pour une raison qu’il ne parvenait à s’expliquer, en ces instants-là les souvenirs flous de ses parents lui revenaient en mémoire. Ce n’était pas toutefois le genre de problème qu’il pouvait soumettre à un doyen.
Il mangea à la manière des mages, sans prêter attention au goût. La nourriture était une autre illusion, certes nécessaire, mais une source de distraction si l’on en faisait trop grand cas. C’était, du moins, ce qu’on lui avait enseigné, et les acolytes n’avaient pas pour habitude de remettre en cause la sagesse qui leur était inculquée. Le déjeuner terminé, Alain se plongea dans une posture méditative : immobile, à peine conscient des personnes qui l’entouraient, le livre relatant l’histoire officielle de Ringhmon approuvée par les autorités ouvert devant lui. Ouvert, bien qu’il n’en ait pas lu une ligne.
Le soleil roula sur la voûte céleste et céda le pas aux ténèbres qui s’étirèrent sur la place. Le palais du gouvernement déversa un flot de citadins, employés ou simples visiteurs, qui se dispersèrent dans les rues adjacentes. Alain cligna des yeux, à nouveau lucide et vigilant, certain que la mécanicienne n’avait pas encore quitté les lieux. Combien de temps s’était-il écoulé ? Il avait pris place dans cet établissement avant midi ; maintenant, le soleil était couché. La faim revint le tenailler.
Alain leva les yeux vers la serveuse qui sursauta de terreur sous son regard. Il pointa une nouvelle fois son doigt en direction des cuisines et un dîner lui fut servi aussitôt, qu’il mangea de la même manière que le déjeuner, sans savourer les aliments, absorbé qu’il était par l’idée que la route qu’il avait empruntée ne le conduisait nulle part. Que faisaient les mécaniciens, au juste ? Il ne s’était jamais vraiment posé cette question, mais à bien y réfléchir à cet instant, Alain se dit que leurs occupations, quelles qu’elles fussent, prenaient des heures et des heures. Des jours, peut-être ? Il faillit se lever et s’en aller, mais il décida au dernier instant que, puisque rien n’avait d’importance, patienter dans ce restaurant n’était ni mieux ni pire qu’autre chose. En outre, il n’était pas pressé de croiser à nouveau les doyens de Ringhmon qui lui étaient impassiblement hostiles.
L’obscurité était totale à l’extérieur de la taverne, lorsque la route d’Alain prit un tournant inattendu. Une noirceur plus dense passa devant ses yeux, suivie d’une douleur fulgurante qui explosa dans sa tête. L’une comme l’autre s’évanouirent aussi vite qu’elles étaient apparues. Quel était le sens de tout ceci ? Une douleur qui n’était pas mienne ? Comment était-ce possible ?
Alain baissa le regard vers ses mains et s’efforça d’examiner ce qui venait de se passer à la lumière de ses connaissances. Le don d’augure ? Un événement qui devait advenir prochainement ? Oui, très prochainement. Non pas une vision ni des mots entendus, mais une sensation physique. J’ai ressenti la douleur d’autrui. Comment cela se peut-il ? Les autres n’existent pas. Leur douleur n’est pas réelle. Comment le don d’augure pourrait-il me la faire ressentir ?
Si seulement j’en savais davantage sur l’augure.
Ce qu’il avait éprouvé avait toutes les apparences de la réalité. J’ai partagé des sentiments une fois, avec la maîtresse mécanicienne Mari, quand j’ai subodoré qu’elle non plus ne voulait pas paraître trop jeune ni trop faible. C’était très différent, et pourtant… Alain se concentra pour se remémorer ce qu’il venait de vivre, tentant de recréer cet instant de noirceur et de douleur dans l’espoir d’en apprendre plus. Au lieu de cela, il perçut ce qui ressemblait à un fil, fin et immatériel. Ce fil n’était pas réel, mais il prenait son origine en lui et s’étirait vers l’imposante silhouette du palais du gouvernement de Ringhmon. Alain sonda ce fil qui n’existait pas et sut d’instinct qu’il ne menait pas vers quelque chose, mais vers quelqu’un. Il était lié à une ombre d’une façon des plus mystérieuses.