Tandis qu’il étudiait le fil qui n’existait pas, Alain se rendit compte qu’il s’en dégageait comme une évocation de la mécanicienne.
La situation était pire que ce qu’il avait craint.
Était-ce grâce à ce fil que Mari avait réussi à garder ses pensées tournées vers elle et à le faire agir dans un sens contraire aux enseignements qu’il avait reçus ? Pourtant, aucune énergie magique ne le parcourait. Il était là, voilà tout. Et, en mage accompli, Alain savait qu’il n’y avait de sortilèges sans énergie.
Sa vie prenait un tour des plus insolites. Nul doyen n’avait jamais mentionné un lien susceptible d’exister entre un mage et un tiers. Les mages étaient capables de sentir la présence d’un des leurs à distance. Pas comme ça, absolument pas comme ça ! Mais il y a peut-être un rapport entre les deux phénomènes. Alain hésitait, déchiré entre le savoir qu’on lui avait transmis, sa curiosité, et ce fil énigmatique qui se perdait dans la nuit. Jusqu’à cet instant, il avait pu se contenter d’observer, de regarder où menaient les routes, de différer toute prise de décision. Désormais, deux chemins s’offraient à lui : le premier le menait à l’hôtel de sa guilde et l’éloignait du fil, le second courait le long de celui-ci. Le fil se briserait-il s’il l’écartait de la mécanicienne ? Comment juger de la force de quelque chose qui n’existait pas ?
Une voie vers la sécurité, vers les certitudes de la sagesse enseignée par les doyens, une autre vers les ténèbres, dans tous les sens du terme.
La mécanicienne avait certainement des ennuis.
Cela n’avait aucune importance. Elle n’avait aucune importance.
Si elle mourait, le lien se briserait-il ?
Une sensation singulière s’empara d’Alain à cette pensée. Il avait ressenti la douleur de la mécanicienne. Si elle mourait, ressentirait-il…
Ses yeux le brûlèrent d’une curieuse manière. Il baissa la tête et releva le capuchon de sa robe afin de dissimuler son visage. Il cilla à plusieurs reprises, incapable de comprendre la raison de cet afflux d’eau si soudain. La pensée qui l’avait déclenché était celle de la mort de la mécanicienne…
Voilà que cela recommençait. Les deux choses étaient forcément liées.
Un souvenir. Celui de la petite fille prénommée Asha qui regardait le petit garçon prénommé Alain la première nuit après qu’on les eut conduits dans un hôtel de la guilde pour faire d’eux des acolytes. Sa figure était baignée de… larmes.
Pleurer. Ils avaient appris à ne pas pleurer, à nier tout ce qui pouvait provoquer les larmes traîtresses et les punitions qui en découleraient. Ils avaient fait tant d’efforts pour oublier tout ce qui se rapportait aux sanglots.
La mécanicienne lui avait aussi remémoré cela.
Il ne voulait pas qu’elle meure.
Je n’ai pas pu sauver mes parents. Je n’ai pas pu sauver le maître caravanier, ni le commandant de la garde, ni personne d’autre. Je peux sauver la mécanicienne. Du moins, je peux essayer. Peut-être que, si j’y parviens, le sort qu’elle m’a jeté sera levé, le fil se rompra et je pourrai à nouveau reprendre ma quête de sagesse. Si son étrange influence n’a pas déjà annihilé ma capacité à façonner les sortilèges.
Peut-être devait-il demander conseil, interroger des mages plus âgés et plus sages sur le sens du fil qui le reliait à la mécanicienne et découvrir si les effets de son emprise pouvaient être annulés. Mais retourner à l’hôtel de la guilde, consulter les doyens et revenir prendrait beaucoup de temps. Et si la mécanicienne mourait dans l’intervalle ?
Et si les doyens s’opposaient à ce qu’il revienne ? Et s’ils avaient les yeux posés sur lui au moment où il sentirait la mort de la mécanicienne ?
Je dois agir. Je dois faire ce que je crois nécessaire. De toute manière, mes doyens pensent que je suis un imbécile, ils m’estiment trop jeune pour être mage, trop jeune pour suivre la voie de la sagesse. Alain se leva et plongea son regard dans les ténèbres, là où le conduisait le fil invisible. Peut-être ont-ils raison. Cependant, si je veux continuer à apprendre, je dois m’engager sur cette nouvelle voie. J’en ai la conviction malgré mon jeune âge.
Elle n’est peut-être qu’une ombre, mais je ne l’abandonnerai pas aux ténèbres. Je ne sentirai pas la vie la quitter, pas si je peux l’empêcher, même si je ne comprends pas pourquoi je suis aussi déterminé.
Mari avait l’impression qu’une énorme créature essayait de se frayer un chemin hors de son crâne à grand renfort de coups. Elle serra les paupières pour lutter contre la douleur et prit peu à peu conscience qu’elle était couchée sur une surface rugueuse. Après s’être forcée à ouvrir les yeux, elle attendit que sa vision s’éclaircisse et regarda autour d’elle : des murs en pierre uniquement parés de solides anneaux métalliques scellés à des hauteurs différentes, un plafond assemblé d’épaisses poutres de bois. Une lumière vacillante filtrait chichement à travers un petit judas grillagé, enchâssé dans une lourde porte en bois renforcée de fer et pourvue d’un imposant mécanisme de verrouillage.
Grimaçante de douleur, Mari bascula sur le coude pour se redresser lentement en position assise. On l’avait étendue sur une planche recouverte d’une fine paillasse dont le rembourrage n’avait pas été changé depuis bien longtemps. Elle portait toujours ses vêtements, sa veste de mécanicienne incluse, ainsi que son holster vide, mais son sac à outils avait disparu. Elle passa la main avec précaution sur l’arrière de sa tête, ses doigts rencontrèrent une bosse entourée de touffes de cheveux poissés de ce qu’elle sut être son sang.
Un nouvel élancement la fit se rallonger, les yeux rivés sur la porte massive face à elle. Il n’y avait aucune raison de penser qu’elle n’était pas verrouillée. Et, autant que Mari pût en juger, c’était le seul accès à la geôle.
Elle frotta sa main contre le devant de sa veste de mécanicienne. J’ai toujours cru que cette veste était une sorte d’armure à laquelle aucun homme du commun n’oserait s’attaquer. C’est ce que m’avait dit la guilde : « La guilde est ta famille. Nous serons toujours là pour te protéger. » Et voilà que je me retrouve dans cette cellule. Au moins, je suis toujours en vie. Pourquoi ?
« Aborde un problème sous tous les angles », avait coutume de répéter le professeur S’san. Ils ont encore besoin de moi. Ils veulent m’avoir sous la main pour réparer le M6 au cas où il retomberait en panne. Qu’est-ce qui leur fait croire que je les aiderai ?
Mari se rappela les méthodes de torture dont elle avait entendu parler. Celles dont les gouvernements usaient sur leurs sujets, des sévices dont elle n’avait jamais envisagé être un jour la victime. Peut-être aurait-elle la force d’y résister. Jusqu’à en mourir, en tout cas. À mon âge, je devrais avoir la tête pleine de projets d’avenir, et non de sombres conjectures sur le temps qu’il me reste avant de connaître une fin atroce.
Est-ce que Stimon mobiliserait les ressources de la guilde pour elle ? Dans l’affirmative, elle serait libre avant le lever du jour. Mais le ferait-il ? Que se passerait-il si Polder et ses affidés juraient leurs grands dieux que Mari avait quitté les lieux ? Une maîtresse mécanicienne immature errant dans les rues d’une ville étrangère après le coucher du soleil : il n’en faudrait pas davantage à Stimon pour valider la thèse selon laquelle la jeune femme était seule responsable de sa disparition – même s’il était celui qui avait refusé de lui fournir une escorte.