— Déconnecter ? » Alain se posta face à la porte. « Alors, je dois le faire. » Ses yeux se braquèrent sur la serrure et son front se couvrit de sueur. « Dépêche-toi », lui souffla-t-il.
Mari arracha son regard du mage et le porta sur la serrure : il y avait un trou, bien que plus petit que celui de la fois précédente. Elle y plongea les doigts et découvrit qu’il restait suffisamment de pièces pour maintenir le mécanisme en place, mais elle parvint néanmoins à le manœuvrer manuellement et à déverrouiller la porte. Elle fit pivoter le lourd panneau de bois pour être sûre de son fait et retira sa main.
« C’est fait. »
Le mage acquiesça, le trou disparut sans laisser de trace, et le jeune homme s’affaissa contre le mur, à bout de forces.
Mari le saisit pour l’empêcher de tomber et se sentit submergée par la culpabilité. Elle avait eu l’occasion de le toucher auparavant, mais c’était la première fois qu’elle le tenait à bras-le-corps ; sa maigreur soulignait encore plus que ce mage n’était qu’un garçon de son âge. Dans un sens, c’était heureux, car elle aurait eu bien du mal à supporter le poids d’un homme plus costaud, mais cela lui fit également réaliser qu’elle lui en avait demandé beaucoup trop, et ce de manière parfaitement égoïste.
« Excuse-moi et merci. »
Après avoir installé le mage dans une position confortable, Mari bondit dans la cellule et, ivre de joie, s’empara de son sac. Il ne contenait qu’un outillage simple (tournevis, pinces, clés à molette), mais l’avoir à portée de main la faisait se sentir plus sûre d’elle, plus entière. Elle ouvrit le compartiment secret sur le côté de la sacoche : le pistolet s’y trouvait toujours. Elle prit l’arme, fit monter une cartouche dans la chambre et déverrouilla le cran de sûreté. Pistolet dans une main, sacoche dans l’autre, elle sortit de la cellule et referma la porte d’un coup de hanche.
Le mage Alain se remit debout avec difficulté, en repoussant la main qu’elle lui tendait.
« Il faut que je prenne sur moi, marmonna-t-il. Je suis en état de marcher. »
Mari recula d’un pas. Le mage n’était pas sans traits communs avec d’autres jeunes gens de son âge : elle avait blessé sa fierté en l’obligeant à montrer à quel point il était faible.
« Comme tu le souhaites, mage Alain. »
Elle ouvrit la marche, assez lentement pour tenir compte de sa fatigue, alors que ses nerfs lui hurlaient de détaler à perdre haleine. Durant un court laps de temps après avoir quitté sa cellule, Mari avait été dans un état vaporeux, convaincue qu’elle nageait en plein rêve. Mais maintenant qu’elle avait accepté la réalité des événements, elle sentait une inquiétude grandissante l’envahir à l’idée de tomber sur un détachement de gardes qui s’empareraient d’eux. Elle pourrait faire usage de son pistolet en cas d’extrême nécessité ; cependant, tout comme dans le défilé, elle était consciente qu’un simple tir provoquerait un afflux massif d’ennemis.
Ensemble, ils longèrent le couloir éclairé de loin en loin par des lampes à huile. Il desservait d’autres cellules, toutes vides, et faisait un coude doté de quelques cachots supplémentaires. Une porte barrait le passage à son extrémité. Mari s’en approcha, l’arme au poing, et se figea dans son mouvement en entendant le mage lui souffler un avertissement.
« Stop. Pas un pas de plus. »
Chapitre 10
Mari, immobile, regardait autour d’elle.
« Qu’y a-t-il ?
— Un sort d’alarme, lancé sur la zone à proximité de la porte. Si on le traverse sans porter le talisman adéquat, il alertera celui qui en est l’auteur. »
Mari considéra le mage d’un œil mi-figue mi-raisin. Une partie d’elle voulait simplement continuer à avancer, parce que les paroles du mage sonnaient de manière ridicule. Une autre lui faisait remarquer qu’elle ne se tiendrait pas à cet endroit en cet instant si des choses bien plus étranges ne s’étaient produites. Elle ne bougea pas.
« Des mages ? Comme toi ?
— Pas comme moi. On dirait l’œuvre de mages sombres.
— Des mages sombres ? Que sont les mages sombres ? »
Dans le regard que lui décocha Alain, la surprise était pleinement visible.
« Tu n’as jamais entendu parler des mages sombres ?
— Je me rends compte qu’il y a tout un tas de choses dont je n’ai jamais entendu parler, lâcha Mari.
— Les mages sombres recourent aux mêmes techniques que ceux de la guilde. Néanmoins, l’usage qu’ils font de leurs compétences et les tâches qu’ils acceptent d’entreprendre sont contraires à nos règles. Ils ne sont pas reconnus par la guilde, attendu que leurs œuvres relèvent souvent de ce que personne ne veut évoquer ouvertement. Ils ne portent pas nos robes ni aucun autre signe distinctif, préférant se fondre dans la masse des gens du commun.
— Serais-tu en train de me dire qu’il y a des choses que les mages se refusent à faire ? » Voilà qui allait à l’encontre de toutes les histoires que l’on avait racontées à Mari.
Alain acquiesça distraitement, toute son attention concentrée sur l’espace juste devant elle.
« Il est des choses qui diminuent notre sagesse, qui amoindrissent la capacité d’un mage à gagner en puissance et à apprendre de nouveaux sortilèges. »
Il marqua une pause en lui coulant un œil en coin qui semblait… inquiet ?
« D’accord », fit Mari en accompagnant ses paroles d’un mouvement de la tête. Elle se demandait pourquoi elle était l’objet de l’inquiétude du mage. Elle avait certainement mal interprété son regard.
Pourtant, alors qu’elle se tenait immobile, son esprit tournait à plein régime. S’il y avait des mages sombres dissimulés parmi les communs, pouvait-on envisager l’existence de mécaniciens sombres ? Sa guilde clamait haut et fort qu’il n’existait pas de mécanicien qui ne fît partie de ses rangs. Dans ce cas, qui donc était responsable de ce qu’elle avait trouvé ici ? Des communs qui étaient censés ne pas disposer de ce talent si particulier pour accomplir le travail d’un mécanicien ? Cette pensée était bien plus effrayante que l’existence de mécaniciens sombres. Il était temps qu’elle posât des questions sans équivoque. Elle n’était plus une apprentie. Si elle exigeait des réponses, même le superviseur Stimon serait tenu de les lui fournir.
Mais cela ne risquait pas d’arriver s’ils étaient incapables de quitter les lieux.
« Est-ce qu’on peut faire quelque chose pour cette alarme ? »
Le mage Alain resta planté devant elle si longtemps sans répondre que Mari commença à s’inquiéter. Enfin, il secoua la tête.
« Pas encore. J’ai besoin de repos ; après seulement je pourrai tenter de nous la faire franchir sans qu’elle n’alerte son maître.
— Une idée du temps de repos dont tu as besoin ?
— Quelque temps, dit-il avec un léger haussement d’épaules.
— Quelques minutes ? Quelques heures ? Combien ? »
Il leva les yeux vers elle.
« Minutes ? Heures ?
— Okay. Quelque temps. J’ai pigé », lâcha Mari en regrettant d’avoir insisté pour récupérer ses outils. Si elle n’avait pas demandé au mage de créer un trou dans la serrure, peut-être aurait-il eu assez de forces pour régler le problème de l’alarme. Hélas, en plus de ne pas étudier les mathématiques, les mages ne semblaient guère intéressés par une mesure du temps plus précise que celle consistant à savoir si on était le matin ou l’après-midi. Elle désigna la cellule la plus proche.
« Cette porte est grande ouverte. Je te propose de nous cacher à l’intérieur au cas où quelqu’un viendrait.
— Je souscris à la proposition. »