Était-ce un truc d’amitié que de vouloir la voir sourire ?
Cependant, son sourire était source de distraction, alors qu’il lui fallait se concentrer. Alain s’avança vers la porte protégée par un sort d’alarme, la mécanicienne Mari lui emboîtant le pas. En se focalisant sur ses perceptions de mage, il parvint à déceler des filaments d’énergie qui dérivaient à travers le couloir comme les fils d’une toile d’araignée. Un simple contact suffirait à libérer le pouvoir qui y était concentré et à créer une perturbation qui serait ressentie par le mage sombre tapi dans son antre. Un sort d’alarme, comme n’importe quel sort, était temporaire, néanmoins la déperdition d’énergie y était si faible qu’il pouvait mettre un mois avant de se dissiper. Celui-ci donnait l’impression de dater d’une quinzaine de jours et restait assez puissant pour s’avérer dangereux.
Alain puisa dans l’énergie ambiante, qu’il canalisa avec la sienne afin de repousser délicatement les filaments sur les côtés et aménager un passage au milieu du couloir. Cette altération mineure et temporaire du sort serait imperceptible pour le mage sombre qui l’avait créé.
« Reste près de moi et suis exactement mes foulées », dit Alain en faisant le premier pas. Il avança lentement, sans s’arrêter, sur la voie qu’il venait de dégager, cherchant des yeux les filaments qui auraient pu dériver et leur couper le chemin. « C’est derrière nous. »
L’air perplexe, la mécanicienne considéra l’espace qu’ils avaient franchi. Puis elle secoua la tête et s’agenouilla devant la porte qui leur barrait le passage. Alain se prépara mentalement, tout en se demandant s’il serait capable de trouver la force en lui pour ouvrir un trou dans cette porte. Mais au lieu de solliciter son aide, la mécanicienne Mari ouvrit son sac et en sortit des objets bizarres avec lesquels elle s’affaira sur l’endroit précis qu’elle appelait serrure. Alain la regarda travailler en essayant de comprendre ce qu’elle était en train de faire, en vain.
Par un procédé étrange, elle descella sans peine des morceaux du bloc métallique qui offrait toutes les apparences de solidité et elle les étala par terre. Vint ensuite un cliquetis, suivi d’une exclamation de joie de la mécanicienne.
« C’est ouvert. » Puis elle entreprit de ramasser les fragments pour les replacer dans la serrure où elle les assujettit à nouveau, reconstituant ainsi le bloc d’origine. « Comme neuf, mais déverrouillé.
— Comment as-tu fait ça ? Cela donnait l’illusion d’être un élément unique, puis c’était en pièces détachées, et tu as recréé l’impression d’unité. Pourtant, je n’ai pas senti que tu recourais à un quelconque pouvoir. »
Elle le fixa en souriant.
« Secret de guilde. Agrémenté d’huile de coude.
— Tu as utilisé ces armes. »
Étonnée, Mari fronça les sourcils et regarda l’outil qu’elle avait toujours en main : on aurait dit un couteau à lame cylindrique qui se terminait par une pointe comportant des encoches.
« C’est un tournevis. Ça, c’est une clé à molette. Ce sont… » Elle fit une pause et ses yeux se voilèrent. « Ce sont des outils. J’imagine qu’on pourrait les utiliser comme des armes. Mage Alain, les outils permettent de construire des choses et d’aider les gens. Ou alors ils peuvent détruire des choses et faire du mal aux gens. Il est de ma responsabilité d’user de mes outils avec sagesse.
— Est-ce le credo de tous les mécaniciens ? »
Mari ne répondit pas aussitôt ; elle laissa échapper un soupir.
« Certains de mes instructeurs m’ont inculqué l’importance d’utiliser mes outils avec discernement, d’autres ont toujours affirmé que cela n’en avait pas. Pour moi, ça en a. »
Alain réfléchit à ce qu’elle venait de dire et s’efforça de le comprendre.
« Si tes outils ont autant d’importance à tes yeux, c’est à cause de l’usage que tu en fais, c’est ça ? »
Elle le dévisagea, surprise.
« Oui. C’est exactement ça. » Elle finit de ranger les objets dont elle s’était servie. « Voyons ce qu’il y a derrière cette porte. »
Le battant pivota sous la poussée de la mécanicienne. Elle avança, le dos collé contre le bois brut, son arme pointée devant elle. Ils débouchèrent dans un vestibule en longueur, bordé de pièces de part et d’autre, et qui se terminait par une autre porte close. Mari se retourna vers le mage.
« Y a-t-il d’autres alarmes ici ? »
Alain étudia les lieux en faisant quelques pas.
« Je n’en vois aucune.
— Bien. » La jeune femme désigna du doigt un petit objet métallique fixé au plafond. « Ceci est un appareil fabriqué par les mécaniciens, mais ce n’est qu’un renifleur de fumée. Il déclenche une alarme en cas d’incendie. Ce n’est pas franchement bon marché, mais, avec tout ce que la ville de Ringhmon conserve dans ce bâtiment, je ne suis pas étonnée qu’ils ne souhaitent pas qu’un incendie incontrôlé se déclare ici. Je répugne à me demander quel usage du feu est fait dans ce donjon au point de provoquer cette peur. J’imagine que cela implique du métal en fusion appliqué sur de la peau humaine.
— Est-ce que cela entraîne des blessures ?
— Oh oui, dit Mari à la manière de quelqu’un qui se remémore un événement précis. Crois-moi, tu ne poses la main sur un conduit de vapeur non isolé qu’une fois dans ta vie. Ceux qui sont infichus de retenir la leçon sont trop bêtes pour devenir des mécaniciens. »
Il acquiesça d’un air entendu, en se rappelant ses propres cours.
« L’enseignement dispensé par les mécaniciens à leurs acolytes s’assortit de punitions corporelles, tout comme celui des mages. »
Au lieu d’acquiescer en retour, Mari le dévisagea, bouche bée. Puis elle déglutit et parla d’une voix blanche.
« Ce n’était pas… Je suis désolée. Tu as été… Non. Je ne veux pas aller sur ce terrain-là. Sortons d’ici. »
Elle marcha rapidement droit devant elle, s’agenouilla devant l’autre porte et fronça les sourcils tandis qu’elle l’examinait avec une attention inhabituelle.
Alain l’observa, tâchant de comprendre ce qui avait suscité son désarroi et curieux d’en apprendre davantage sur les arts étranges des mécaniciens. La satisfaction que lui avait procurée sa conclusion selon laquelle le fil, ainsi que ses pensées concernant Mari, faisaient partie d’un test, une épreuve sur sa route vers un degré de sagesse plus élevé, n’avait été que de courte durée. Une fois que la mécanicienne lui eut révélé qu’on lui avait ordonné de ne plus le revoir, Alain avait pris conscience qu’il ne voulait pas que le lien se brisât. Si le fil était synonyme d’amitié, rien ne s’opposait à ce qu’il subsistât, même si le mage était encore dans le flou quant au sens exact de ce mot.
Ayant craint que ses pensées pour Mari ne l’affaiblissent et l’écartent du droit chemin, il avait été surpris d’être capable de marcher après avoir traversé la zone du sort d’alarme. Il aurait dû être terrassé par l’énergie qu’il avait déployée. Mais la présence de la mécanicienne Mari, ou plutôt le fil qu’il voyait entre eux, l’avait au contraire conduit à repousser ses limites. Cela prouvait la justesse de son raisonnement : l’épreuve que représentait Mari le rendrait plus fort.
Les autres mages seraient-ils en mesure de détecter le fil ? Voilà qui pourrait poser problème. Il devrait expliquer ce que c’était, en l’exposant non comme ce qu’il le croyait être, mais comme quelque chose que les doyens accepteraient. Ils m’ont enseigné que la vérité et le mensonge n’existaient pas, aussi vais-je appliquer leurs leçons à la lettre et m’en tenir à ce qui servira ma cause.