La mécanicienne Mari lui avait dit attacher de l’importance à la vérité, mais elle ne verrait sûrement aucune objection à ce qu’Alain fourvoie ses doyens de la sorte.
Mari poussa soudain un cri de dépit qui tira Alain de ses pensées.
« Je n’y crois pas ! Il y a trois – non, quatre – verrous ou loquets qui maintiennent cette porte fermée et ils sont tous commandés depuis l’extérieur. Je ne peux pas nous faire passer cet obstacle. »
Elle se laissa tomber sur la marche juste devant le battant et se prit la tête entre les mains, avant de lever les yeux vers le mage.
« Est-ce que tu peux y arriver ? Nous avons besoin d’un trou grand comme ça. » La mécanicienne délimita une large section du panneau en bois. « Et il faudra que tu le préserves plus longtemps pour que je vienne à bout des quatre serrures. »
Alain évalua ce qui restait de ses forces mises à mal, sonda l’énergie des lieux, puis secoua la tête.
« Et je ne peux pas nous faire traverser cette porte non plus. Pas avant un bon moment. Seuls les gardes pourraient nous l’ouvrir mais, tant que la journée ne battra pas son plein, ils ne viendront certainement pas sans une bonne raison. Et encore, il nous faudra alors nous battre pour partir.
— Si nous sommes en état de nous battre. Qu’est-ce qui pourrait faire venir les gardes avant l’heure… une diversion ? » Mari leva les yeux ; son regard était toujours abattu, mais une lueur d’inspiration y brillait. « Une bonne raison. Mage Alain, tu es un génie. »
Elle se remit sur pied d’un bond et serra le poing, mais avant qu’Alain n’ait eu le temps de réagir à cette attaque subite, elle frappa un coup tout en douceur sur son épaule. Elle lui tourna le dos, puis fit volte-face et plongea ses yeux dans les siens.
« Je ne sais pas ce qu’on t’a fait. Je ne veux pas le savoir. Mais quelque chose de bon a survécu. C’est toujours en toi. Je le sens. Je suis dure. Il m’arrive d’être dure avec mes amis. Mais je suis toujours là pour eux et je ne les laisse jamais tomber. Compris ? »
Il soutint son regard, à nouveau déconcerté par ses paroles.
« Être amis, c’est ça aussi ?
— Oui. » Mari eut un sourire forcé, pivota sur ses talons et courut vers une des pièces qui bordaient le vestibule. Elle jeta un œil à l’intérieur et fit signe au mage de la rejoindre. « C’est exactement ce qu’il nous faut. »
L’endroit renfermait un grand nombre de paillasses fines, semblables à celle de sa cellule.
« C’est un débarras bourré d’objets inflammables. »
Après avoir empilé plusieurs matelas, elle sortit de sa trousse à outils un autre appareil de mécanicien et le fit cliqueter avec son pouce : des étincelles s’en échappèrent. De petits éclats brillants atterrirent sur les grabats et de minces filets de fumée s’élevèrent des points d’impact.
« Au besoin, nous pourrions retourner dans le donjon pour récupérer une des lampes à huile, mais cela nous obligerait à traverser le truc d’alarme. Je pense que ce que nous avons là devrait faire l’affaire.
— Que fais-tu ?
— J’allume un feu, quelle question ! » Mari brandit l’objet qu’elle tenait en main. « C’est un démarre-feu. Un appareil tout ce qu’il y a de plus simple. Tu n’en as jamais vu ?
— Jamais. Ce truc m’a l’air très compliqué. Je ne comprends pas comment il fonctionne.
— Comment allumes-tu un feu ? »
Ça, c’était un secret de guilde. Mais l’était-ce vraiment ? Les doyens lui avaient rabâché qu’aucun mécanicien n’était en mesure d’en saisir le procédé. Et quelle serait la réaction de cette mécanicienne s’il le lui disait ?
« Par mon esprit, je canalise le pouvoir pour créer un point de chaleur, en altérant la nature de l’illusion à un endroit précis. Puis, toujours par l’esprit, je déplace la chaleur sur la chose que je souhaite brûler.
— Oh. Est-ce donc ainsi que tu visualises le processus ?
— Non. C’est ainsi qu’on procède.
— C’est… intéressant. » Mari sourit de toutes ses dents. « Donc, au lieu d’allumer un feu en faisant quelque chose d’aussi complexe et incompréhensible que de gratter une pierre à feu, tu te contentes d’altérer la nature de la réalité. C’est vrai que c’est bien plus simple.
— Cette inflexion de ta voix, ce ton… Tu utilises le sarcasme.
— J’y recours trop souvent », lâcha Mari d’un air contrit. Son sourire se fit plus naturel, malgré la raideur due à la tension tandis qu’elle s’efforçait de transformer des flammèches en flammes plus intenses. « Nier la réalité est parfois tout ce qui nous reste pour tenir le coup, pas vrai ?
— Réalité ? Tu veux dire l’illusion ?
— C’est ça. Tu n’as pas idée du nombre de personnes plus âgées et plus gradées que moi qui se sont échinées, durant toutes ces années, à essayer de m’expliquer ce qu’était la réalité. » Mari s’esclaffa. « J’imagine que c’est le domaine où j’apprends lentement. »
Alain l’observa quelques instants.
« Tu parles vite. Es-tu effrayée ?
— Non. Je suis stressée. Stressée à l’idée de rester coincée ici, stressée en pensant au risque que je nous fais courir en allumant un feu et… stressée de discuter avec toi. Par moments, j’ai l’impression de commencer à comprendre qui tu es et ce que tu as traversé et puis… par les étoiles ! Ça me passera. Je vais juste te dire ce que je suis en train de faire, parce que je viens de réaliser que j’étais partie du principe que tu savais, alors que nous ne sommes absolument pas sur la même longueur d’onde.
— Longueur ? Onde ? Pourquoi parles-tu de cela ? Nous ne sommes pas à proximité d’un plan d’eau.
— Euh… Laisse tomber. Écoute. Quand le feu aura bien pris, le renifleur de fumée va déclencher l’alarme et des soldats vont franchir la porte au pas de course pour éteindre l’incendie. Pendant qu’ils seront occupés, nous devrons nous précipiter pour passer la porte dans l’autre sens en profitant du couvert de la fumée, de la confusion générale et tout ça. » Elle se recula sans quitter des yeux les flammes qui bondissaient désormais et léchaient les poutres en bois du plafond. « Si le feu se déchaîne ou si les gardes mettent trop longtemps à arriver, nous risquons d’avoir de gros problèmes, toi et moi.
— Nous y sommes déjà jusqu’au cou, non ?
— C’est exactement ce que je me dis. Bien sûr, si cela venait à se produire… si le brasier devenait incontrôlable sans que les puissants citoyens de Ringhmon ne parviennent à le maîtriser, il ravagerait également ce petit palais et détruirait tout ce qu’il contient. Y compris le Modèle 6 au prix exorbitant que je viens tout juste de réparer, qu’ils devront payer, ainsi que l’autre M6 qu’ils possèdent officiellement. » Mari haussa les épaules en feignant l’insouciance. « Ça leur apprendra à me kidnapper. Mais cela n’arrivera pas. Nous nous en sortirons.
— Tu dis cela et pourtant tu es effrayée.
— Oui, je suis effrayée ! Voilà ! Tu es content ? Non, évidemment, les mages ne sont jamais contents. Écoute, essaie de ne pas mourir, d’accord ? Je ne voudrais pas que ce soit par ma faute. »
Alain ne répondit pas aussitôt, occupé qu’il était à analyser ce qu’elle venait de dire.
« Je vais m’y employer. Ton plan semble cohérent et potentiellement très destructeur. Je constate que t’offenser est une grave erreur.
— Oui, ça l’est », acquiesça Mari. Un sourire illumina fugacement ses traits. « Ne me fais pas de crasses, et tu n’auras jamais à t’en inquiéter. » Elle s’éloigna à reculons du feu qui gagnait en ampleur et en intensité. « On devrait jeter quelques matelas supplémentaires, histoire d’épaissir la sauce. »