« Ton plan fonctionne, lâcha Alain en luttant pour reprendre son souffle. Ce bâtiment sera détruit.
— Mon plan ne prévoyait pas que nous y serions encore au moment où cela se produirait ! Garde la tête froide et avance. Regarde ! Une fenêtre ! »
Mari tira de nouveau sur ses robes de mage. L’immense fenêtre, divisée en plusieurs panneaux, courait presque du sol au plafond au bout du couloir dans lequel ils venaient de s’engager. À travers les vitres perçait le ciel noir de la nuit, pâlissant sous les premières lueurs de l’aube. Alain céda à la traction de Mari et se précipita avec elle vers la promesse de sécurité.
Il fut surpris d’entendre un bruit sourd de cavalcade, avant de voir déboucher au pas de charge un détachement de soldats de Ringhmon dans le corridor juste à côté de la fenêtre. Les hommes regardèrent le nuage de fumée rouler dans leur direction, puis la mécanicienne et le mage qui le précédaient. Le visage paniqué, quatre soldats saisirent leurs arbalètes. Un autre épaula une arme de mécanicien.
Mari dérapa pour essayer de s’arrêter, sa figure un masque de désespoir. Son arme de poing semblait minuscule comparée à celles brandies par les gardes ; elle la leva néanmoins à son tour, préférant la confrontation à une retraite vers la dense fumée qui les poursuivait.
Alain la saisit par la veste et la tira en avant.
« Continue de courir », lui ordonna-t-il en puisant dans ce qui lui restait de ressources pour un ultime effort.
L’illusion du monde prétendait que l’air dans ce couloir était clair, qu’il laissait passer la lumière. Cependant, l’air pouvait être noir. Capable d’arrêter la lumière. Changer l’illusion. L’inverser.
Il n’avait pas la force de réaliser cela. Il le savait. Pourtant, l’énergie arriva d’un coup et le pouvoir déferla en lui alors qu’il poussait la mécanicienne en avant.
L’obscurité totale les enveloppa.
À travers le voile de l’épuisement absolu, Alain entendait les cris d’alerte et de terreur devant eux. Un tonnerre familier retentit et des choses filèrent derrière lui avec un méchant sifflement. L’arme des mécaniciens devait lancer ses projectiles, mais, incapable de voir ses cibles, le soldat n’avait que peu de chances de faire mouche. Alain trébucha et tomba, exténué, mais une poigne ferme l’agrippa et le propulsa en avant. La mécanicienne Mari le portait, malgré son poids et sa propre fatigue. Elle mettait sa vie en péril une nouvelle fois pour le sauver.
Les mécaniciens n’étaient pas censés agir de la sorte. Mais ce n’était pas un mécanicien. C’était Mari. D’où tirait-elle donc la force de le porter ? Son esprit embrouillé de fatigue lui fournit une réponse : cette force venait du même endroit où il avait puisé l’énergie pour lancer son ultime sortilège, un endroit où il restait toujours de la force même quand ses propres réserves étaient épuisées. Elle lui avait montré la voie pour trouver cet endroit et maintenant elle y puisait elle-même pour les sauver tous deux. Le fil et ses effets étranges fonctionnaient dans les deux sens.
Ils percutèrent un enchevêtrement de corps qu’ils franchirent dans la confusion générale. Puis ils heurtèrent quelque chose de dur qui se brisa sous l’impact. Leur élan leur fit traverser la fenêtre et ils basculèrent dans le vide.
Ses dernières forces le quittèrent, le sort se dissipa et leur vue revint. Des éclats de verre volaient tout autour d’eux en tournant sur eux-mêmes avec une lenteur que son esprit soumis à un stress intense compara à celle qu’on expérimentait dans les rêves. À côté de lui, un bras passé autour du sien, Mari roulait dans l’air, la tête rentrée dans le creux du coude. Et alors que son propre corps vrillait dans la pénombre de l’aube, Alain vit des fourrés se précipiter à sa rencontre. À moins que ce ne fût lui qui leur tombât dessus. Les deux n’étaient que des illusions de son esprit, aussi déposa-t-il les armes devant la fatigue et attendit que son corps et les buissons se rejoignent.
Chapitre 11
Le mécanicien émérite Stimon, superviseur de l’hôtel de la guilde, n’avait pas l’air content. Mari soutenait son regard, le visage impassible. Elle était surprise d’avoir perfectionné ce tour très utile en observant Alain. Pourtant, elle jubilait intérieurement. Elle se sentait victorieuse et d’excellente humeur. Non seulement elle était libre, mais en plus elle avait pu prendre une sérieuse revanche la nuit précédente, le tout avec l’aide du mage Alain.
Le nez de Stimon se plissant sans cesse, Mari en conclut que ses vêtements devaient puer la fumée, même si elle n’était plus capable d’en percevoir l’odeur.
« Le palais du gouvernement de la ville de Ringhmon a été totalement dévasté par les flammes, grogna Stimon. Des foyers font toujours rage dans le cœur de la structure. Toute la ville est sens dessus dessous. Et vous débarquez ici couverte de cendres et empestant la fumée.
— Je me suis trouvée près de l’incendie. J’avais un contrat au palais du gouvernement, comme vous vous le rappelez.
— Vous vous y êtes rendue hier, pour ce contrat ! Que faisiez-vous encore sur place aux petites heures du jour ?
— Le travail était très complexe », avança Mari avec sincérité. Si tu en sais davantage, dis-le. Si tu pensais que je courais un danger, je veux l’entendre de ta bouche.
La figure de Stimon vira au cramoisi.
« L’administrateur de la ville nous a assuré que vous aviez terminé votre tâche et quitté les lieux.
— De toute évidence, il était dans l’erreur. » Mari planta ses yeux dans ceux de Stimon, le mettant au défi d’accepter la parole d’un commun contre celle d’un mécanicien. « Sachez néanmoins que j’apprécie particulièrement l’intérêt que vous portez à mon bien-être, mécanicien émérite Stimon. Vous serez ravi d’apprendre que le guérisseur de l’hôtel de la guilde s’est occupé des blessures que j’ai subies… en me sauvant des flammes.
— Il est heureux que vous ayez pu échapper… aux flammes. »
Mari porta son buste en avant en fusillant Stimon du regard.
« Et si nous nous dispensions des mensonges ? Ainsi qu’on vous l’a sans doute déjà indiqué, j’ai dit dans mon rapport que j’ai été assommée et kidnappée par l’administrateur de cette cité nauséabonde et pestilentielle, et que je ne dois mon évasion qu’à d’opportunes circonstances. »
Il avait été difficile d’expliquer la manière dont elle s’y était prise sans évoquer le mage Alain, mais Mari était restée vague sur les détails, en invoquant les effets persistants du coup qu’elle avait reçu sur le crâne.
Stimon la fusillait du regard, lui aussi.
« Y a-t-il autre chose ?
— Y a-t-il besoin d’autre chose ? Une personne d’extraction commune qui agresse et séquestre un mécanicien ? Vous devriez réclamer la tête de cet homme, lâcha Mari sèchement. Et il est certain désormais que l’attaque contre ma caravane était également une tentative de Ringhmon pour m’enlever avant que je n’atteigne la ville.
— Disposez-vous d’une preuve de ce que vous avancez ?
— Les bandits utilisaient les mêmes fusils… » Elle s’interrompit en voyant Stimon commencer à branler du chef.
« Des preuves, répéta-t-il.
— J’ai vu certains d’entre eux à Ringhmon ! »
La voix de Stimon demeura implacable alors qu’il abattait violemment la main sur sa table de travail.
« Des preuves !
— Vous voulez une preuve de quelque chose ? » Mari fourragea dans une poche et lança sur le bureau du superviseur ce qu’elle en avait extrait. « J’ai trouvé ça dans la cellule où on m’a enfermée. » Stimon se contenta de regarder l’objet avec une expression neutre. « C’est un écoute-au-loin et, très manifestement, il ne sort d’aucun atelier de notre guilde. Quant au problème avec le Modèle 6 qui était dans le palais du gouvernement… Enfin, nous parlons bien ici du M6-F3 acquis en secret. D’ailleurs, je vous remercie infiniment de m’avoir informée de son existence avant que je me rende sur place. Le problème, mécanicien émérite Stimon, porte le nom d’infection. Savez-vous ce qu’est une infection ? C’est un code pensant prohibé. Et celui-ci ne comportait la marque de fabrique d’aucun des membres de notre guilde qui s’y connaissent en codes pensants. »