Stimon fit la moue, les traits tendus.
« Nous allons nous pencher sur la question.
— Pardonnez-moi, mais vous ne semblez pas aussi inquiet que vous devriez l’être. J’aimerais savoir pourquoi.
— C’est un problème des plus sérieux. » Stimon la regardait posément, le visage impavide comme celui d’un mage. « Je vais me pencher sur la question. J’enverrai un rapport complet au quartier général de la guilde. Avez-vous, outre l’infection, trouvé autre chose à propos de ce Modèle 6, qui mérite notre attention ?
— Oui. J’ai trouvé la preuve que Ringhmon essaie de développer le moyen de fabriquer des fusils. » Cette information provoqua enfin une réaction chez Stimon : il écarquilla les yeux et serra la mâchoire. « Mais ce n’est pas très grave, n’est-ce pas ? Vu que, quoi qu’ils apprennent, les communs ne seront jamais en mesure de produire ce genre de choses. N’est-ce pas ?
— Bien entendu, lâcha Stimon d’une voix étranglée.
— Ajoutez à cela l’infection d’origine douteuse sur un de nos appareils de calcul et d’analyse, ainsi que cet écoute-au-loin qui n’a apparemment pas été manufacturé dans nos ateliers, et vous comprendrez, monsieur le superviseur d’hôtel de guilde, qu’en tant que membre dévoué de la guilde des mécaniciens, je sois inquiète des implications de tout cela.
— Des implications ? » Le mécanicien émérite Stimon se fit froid et cassant. « Que sous-entendez-vous ? Que les communs sont capables d’accomplir le travail des mécaniciens ? Êtes-vous en train de dire que le fondement même de notre guilde repose sur un mensonge ? »
La confiance de Mari s’effrita sous le feu des questions. Elle se tendit. À cet instant, alors qu’elle était dans l’hôtel de sa propre guilde, elle se sentit aussi effrayée qu’elle l’avait été dans les geôles de Ringhmon.
« Non. Je veux connaître la vérité de manière à agir en accord avec les besoins et les intérêts de la guilde. »
Elle espérait que sa voix semblait posée et non agitée comme elle l’était intérieurement.
Le mécanicien émérite Stimon la scruta, les yeux plissés.
« Pensez-vous que votre interprétation des récents événements soit juste ?
— Je… » On avait appris à Mari à respecter la guilde et tous les membres d’un rang supérieur au sien. La peur avait joué un rôle prépondérant dans cet enseignement – la peur de l’échec, la peur de sanctions administratives et de rétrogradation. Cependant, elle n’avait jamais eu peur de sa guilde. La guilde était sa famille. La seule qui lui restait. Comment était-il possible que sa famille en vienne à la menacer, comme un vulgaire commun.
« Non. Il y a d’autres explications envisageables et je veux connaître celles qui sont vraies. »
Les lèvres de Stimon s’étirèrent en un fin sourire.
« Mécanicienne Mari, avant votre arrivée, nous avons été informés que vous étiez extrêmement compétente dans votre domaine, mais laissiez à désirer en matière de discrétion et d’expérience. Vous avez démontré la stricte vérité de la première partie de cette affirmation en réussissant là où le maître mécanicien Xian avait échoué. Il serait dans l’intérêt de chacun que vous fassiez mentir la seconde partie en témoignant d’une réserve bien supérieure à celle que suggère votre comportement passé. »
Mari ne corrigea pas, cette fois, l’omission intentionnelle de son titre de maîtresse mécanicienne. « Réfléchis, Mari. » La voix du professeur S’san résonna dans sa mémoire. « Réfléchis bien avant de décider ce que tu vas faire. »
« Je comprends.
— Vraiment ? La guilde prend soin des siens, vos dires seront donc pris en compte, déclara Stimon, d’un ton qui sous-entendait qu’accorder du crédit à ses paroles relevait d’une généreuse concession plutôt que de l’ordre normal des choses. La guilde s’occupera de Ringhmon, ajouta-t-il d’un ton qui la fit frémir. Nous en ferons un exemple. Si vous aspirez à la vengeance, n’ayez aucune crainte à ce sujet. »
Mari se contenta de hocher la tête, de peur que sa voix ne la trahisse.
« Quant à vous – Stimon se cala contre le dossier de son siège sans la quitter des yeux –, les informations dont vous disposez sont frappées du sceau du secret de guilde. Comprenez-vous ? Tout ce qui s’est passé. Tout ce que vous avez découvert. Vous ne le divulguerez à personne tant que l’enquête de la guilde ne sera pas close.
— Le secret de guilde ? Mais un superviseur n’a pas autorité pour décréter le secret par lui-même, objecta Mari après quelques instants de silence.
— Vous n’êtes pas très douée pour vous conformer aux règles de la guilde, mais il semblerait que vous les connaissiez toutes par cœur. Rassurez-vous, je n’ordonne pas le secret de mon propre chef. »
Stimon fit glisser un morceau de papier vers elle. Mari s’en empara, aperçut l’en-tête de la lettre et lut :
TOUT MÉCANICIEN QUI LIT LA PRÉSENTE EST INFORMÉ QUE CE QU’IL OU ELLE A APPRIS NE DOIT ÊTRE RÉVÉLÉ À PERSONNE. LA SÉCURITÉ DE LA GUILDE AINSI QUE SES INTÉRÊTS SONT EN JEU. SEUL UN MAÎTRE DE LA GUILDE EST HABILITÉ À LEVER CETTE RESTRICTION.
SIGNÉ, BALTHA DE CENTIN, GRAND MAÎTRE DE LA GUILDE DES MÉCANICIENS.
Mari releva les yeux et vit son interlocuteur la regarder fixement. Elle relut la missive en essayant d’imaginer les raisons susceptibles d’avoir poussé la guilde à donner à Stimon le pouvoir d’invoquer le secret à discrétion. Le superviseur devait bénéficier d’appuis très puissants. Quoi qu’il se passât à Ringhmon, ce n’était pas un cas isolé. À peine formée, son idée de soumettre un rapport sur Stimon à Palandur se désagrégea.
« Comment aurais-je connaissance des progrès et des conclusions de l’enquête ? demanda-t-elle.
— On vous dira ce que vous êtes censée savoir », lâcha le superviseur. Il ouvrit un tiroir, en sortit un document et le poussa vers elle. « Par une heureuse coïncidence, le train hebdomadaire pour Dorcastel part à midi. Ne le manquez pas.
— Dorcastel ? Je pensais que je devais retourner à Palandur quand mon travail ici serait terminé.
— Dorcastel, répéta Stimon, dont la voix se fit plus dure. La guilde vous ordonne de vous rendre à Dorcastel. On vous en communiquera les raisons une fois sur place. »
Un nouveau contrat ? Pourquoi Dorcastel aurait-elle besoin de ses compétences ? Une chose était néanmoins certaine : Stimon ne lui fournirait aucune information supplémentaire. Mari prit le ticket et le lut, en proie à la confusion.
« À midi ? Aujourd’hui ? »
Il joignit les mains et opina.
« Aujourd’hui. Vous serez dans ce train sans faute, mécanicienne Mari. Dois-je consigner cet ordre par écrit ?
— Non. » Elle fixa l’expression suffisante de Stimon, sa détestation de l’injustice livrant bataille à son bon sens. Provoquer le superviseur à cet instant aurait été stupide, même s’il la titillait.
Comme cela arrivait trop souvent, son bon sens perdit.