Incapable d’avaler une bouchée de plus, Mari emballa les restes de son repas et les ajouta à son paquetage.
La mécanicienne émérite la guida de nouveau dans les couloirs de l’hôtel. Toutefois, elle ne la conduisit pas à l’entrée principale, mais s’arrêta devant une petite issue dérobée.
« Pour votre sécurité », souffla-t-elle d’une voix railleuse, en poussant la jeune femme dehors.
La porte se referma derrière Mari. Puis elle entendit le bruit sourd des barres massives qu’on remettait en place pour bloquer l’ouverture. La mécanicienne resta plantée au pied des murs de l’hôtel de la guilde, la respiration lourde, perdue dans ses pensées.
Reprends-toi, Mari. Tu as été soumise à un stress énorme depuis l’attaque de la caravane. Tu as pris un mauvais coup sur la tête. Ne laisse pas tout ça embrouiller ton esprit et faire surgir de drôles d’idées. Le mécanicien émérite Stimon est un superviseur pourri, ça ne fait aucun doute. Mais cela n’a absolument rien à voir avec tes propres craintes. Des communs capables de faire le travail des mécaniciens ? Un superviseur qui représente un véritable danger pour la vie d’autres mécaniciens ? Tout cela est impossible. Dis-toi que tout cela est impossible. Parce qu’il ne peut en être autrement.
Exactement comme faire un trou dans une plaque de métal ou traverser un mur.
Que se passe-t-il ?
Par les étoiles ! J’ai peur de ma propre guilde et je ne sais pas vers qui me tourner. La guilde a été toute ma vie depuis le jour où, petite fille, on m’a conduite dans une de ses écoles. Ma guilde, c’est tout ce que j’ai.
Je vais me rendre à la gare, je vais rejoindre Dorcastel, me reposer et discuter avec d’autres mécaniciens afin d’oublier toute cette folie. Je suis certaine qu’une fois partie de Ringhmon, toutes mes angoisses me paraîtront ridicules, ce qu’elles sont sans aucun doute. Et dans le cas contraire… je me mettrai en quête de réponses.
Mari soupesa son paquetage en réfléchissant à la distance qui la séparait de la gare. Elle grogna intérieurement. Les analgésiques que lui avait donnés le soigneur à l’hôtel de la guilde avaient réduit sa douleur à la tête à un léger bourdonnement, mais après tous ses efforts physiques de la nuit précédente, elle n’avait pas envie de parcourir la moitié de la ville en traînant son barda. Pourtant, elle se mit en chemin pour traverser la place qui entourait l’hôtel de la guilde des mécaniciens.
« Te sens-tu bien ce matin ? »
La voix était familière et dénuée d’expression, mais Mari chercha en vain les robes d’un mage dans la foule. Puis son regard s’arrêta sur un jeune homme debout non loin, vêtu de frusques semblables à celles des communs.
« Mage Alain ? Où sont…
— Mes robes ? » Sa main balaya l’air comme pour chasser un insecte importun. « J’ai pensé qu’il serait sage de me rendre invisible aujourd’hui afin de déambuler dans la ville, mais je suis encore trop faible pour être certain de maintenir le sortilège suffisamment longtemps. Et l’idée m’est venue qu’il y avait un autre moyen de garantir mon invisibilité, car personne ne prête attention aux communs. »
Mari sentit un sourire lui étirer les lèvres et ses peurs disparaître, remplacées par le soulagement de le voir.
« Est-ce que tu vas bien ? La nuit dernière, tu pensais ne pas t’être blessé lors de ta chute, mais je me suis fait du souci.
— J’étais épuisé par mes sortilèges et sonné en heurtant le sol. Mais, hormis quelques contusions, je m’en suis sorti indemne. Je sais que tu y es pour beaucoup.
— Ouais, c’est pas faux, admit Mari, gênée. Je suis aussi pour beaucoup dans le pétrin où tu t’es fourré. T’es-tu attiré les foudres de tes doyens ?
— Oui, confirma le mage Alain sur un ton neutre. On a exigé que je réponde de mes agissements. J’ai fourni diverses explications cohérentes avec la sagesse de la guilde, mais les doyens les ont jugées irrecevables.
— J’imagine que tu ne pouvais pas dire que tu es mon ami.
— Non. J’ai néanmoins reconnu que je t’avais suivie pour t’espionner.
— Tu as… quoi ? »
Était-ce une lueur d’amusement qui brillait dans les yeux du mage ?
« C’est ce que je leur ai dit. La vérité n’existe pas, aussi cette histoire en valait-elle bien une autre. Les doyens se sont montrés enclins à croire que mon désir était d’en apprendre davantage sur les menaces potentielles contre notre guilde. »
Cette fois, Mari sourit ouvertement. Pouvoir mentir l’esprit tranquille présentait assurément des avantages. J’apprécie vraiment l’homme qui se cache à l’intérieur du mage. Cette personne profondément bonne que j’entraperçois régulièrement. Et je pense que ce sentiment serait le même s’il ne m’avait pas sauvé la vie à deux reprises.
« Et qu’as-tu découvert en m’espionnant ?
— Qu’il ne faut pas allumer de feux à l’intérieur des bâtiments, à moins de se trouver déjà à proximité d’une fenêtre. » Il fit une pause en voyant Mari grimacer. « Autrement, je n’ai pas pu leur apprendre grand-chose, puisque je leur ai indiqué que je comprenais rarement ce que tu disais ou faisais.
— Ouais. Pas mal de monde a ce problème avec moi et, pour être tout à fait honnête, j’ai moi-même du mal à tout bien cerner en ce moment. Écoute, j’ai des soucis avec ma guilde, qu’il faut que je résolve. Je ne saisis pas exactement ce qui se trame. Pour faire court, je ne vois aucune raison pour que tu te mettes encore plus dans le pétrin vis-à-vis de ta propre guilde. Traîner avec moi n’a rien d’une promenade de santé et ça pourrait t’attirer de gros ennuis.
— Mais tu es une amie. » Sa voix demeura impassible, tout comme les traits de son visage. « De surcroît, tu m’as sauvé la vie en me portant jusqu’à la fenêtre. Comment as-tu créé la force pour accomplir cet exploit ? C’était une manipulation impressionnante de l’illusion. »
Mari frissonna et baissa les yeux en sentant la chaleur lui monter aux joues.
« Je n’ai aucune idée de comment j’ai fait ça. J’imagine que j’étais très motivée. Je n’allais pas t’abandonner, pas après que tu m’as sortie de la cellule.
— Tu n’abandonnes personne, récita Alain, comme s’il s’agissait d’une leçon.
— Non. En effet. »
Le mage remua les lèvres avant de parler d’un ton hésitant.
« Mer…ci. »
Mari s’arrêta net et le dévisagea. Quel effort devait déployer un mage pour dire ce mot ? Elle l’avait entendu le prononcer auparavant, mais il ne faisait que répéter ce qu’elle disait alors. Il n’avait jamais remercié personne, elle incluse. C’était désormais chose faite. Dis-lui quelque chose, imbécile. Un truc, n’importe quoi.
« Tu me remercies de t’avoir jeté par la fenêtre ?
— Oui, si tu souhaites l’exprimer de cette manière, en utilisant ton sarcasme. » La figure du mage se tordit légèrement. « Je ne sais pas toujours ce qu’il faut dire dans ces circonstances. Quand j’étais un acolyte, l’usage de ces mots nous valait des punitions. »
Mon pauvre… « Eh bien, euh, c’est… Je veux dire… Je suis contente… que… tu ailles bien.