— Un ami veut aider, dit le mage Alain. Parce que c’est la bonne chose à faire, ajouta-t-il en la citant.
— Euh… ouais… c’est ça. » Il avait été si attentif à ce qu’elle lui avait dit. Il l’appréciait… ou quel que fût le terme que les mages employaient à la place d’« apprécier ». Il lui avait sauvé la vie. Il était descendu dans les geôles pour l’en faire sortir, et il l’avait écoutée. Sans parler de son truc de fil entre eux qui était là tout en n’existant pas.
Loin de la laisser au moment où cela aurait été le plus facile, le plus acceptable, il avait emprunté le chemin le plus difficile qui fût, parce qu’il voulait l’aider.
Mari considéra Alain, en se demandant pourquoi elle était subitement infichue d’aligner deux mots sans bafouiller, pourquoi elle se sentait si embarrassée, pourquoi elle était incapable d’arracher son regard de son visage inexpressif, de sa mâchoire volontaire, de ses yeux mélancoliques…
Ses yeux mélancoliques ? Oh non, Mari. Non, non, non, non, non, non, non. Tu ne vas pas t’aventurer sur ce terrain-là. C’est tellement fou que ça dépasse toutes les bornes. C’est un mage. Tu es une mécanicienne. Oui, il a une fêlure, et oui, ce serait si romantique de la réparer, mais ce n’est pas le genre de tâche qu’une femme rationnelle entreprendrait, et ce n’est certainement pas un boulot que tu dois même envisager. Il ne sait pas ce que c’est qu’aimer. Il ne sait pas ce que c’est qu’apprécier. Et il n’a qu’une très vague idée de ce qu’est l’amitié.
Tu lui as dit que ce n’était pas de l’amour. Tu lui as dit de ne pas penser à l’amour. C’était futé. Tu es futée, Mari. Tu ne vas pas t’impliquer avec un gars bien amoché qui croit que rien n’est réel seulement parce qu’il est bien plus réel que tous les autres garçons que tu as jamais rencontrés. Tu vas… Tu vas…
Je me suis sentie en sécurité quand je l’ai vu tout à l’heure.
Pourquoi me regarde-t-il ? Il attend quelque chose. M’a-t-il posé une question ? Ah, oui. « Où est-ce que je vais ? Euh… Je… Euh… Je… Dorcastel. Je… vais à… Dorcastel. » Que les étoiles me viennent en aide, j’ai l’impression d’être une gamine de six ans.
Pourtant, Alain ne laissa nullement paraître qu’il s’était rendu compte de son embarras, même si celui-ci ne lui avait sûrement pas échappé.
« Je dois, moi aussi, me rendre à Dorcastel. Mes doyens insistent pour que je quitte la ville.
— Ah… Euh… Bien. Est-ce que… tu… prends… le train ?
— Le train ?
— Oui. » Elle désigna la direction de la gare. « Un train.
— Est-ce que c’est comme une caravane ?
— Non… Oui. Disons que ça transporte des gens, mais… plus rapidement. Beaucoup plus rapidement. » Mari prit une profonde inspiration et s’efforça de se ressaisir. « Les mages ne prennent jamais le train, mais vu que tu portes ces… ces vêtements, tu pourrais.
— Et comment est-ce que je fais cela ? demanda Alain, après quelques instants de réflexion.
— C’est facile. » Si facile qu’un mage est capable d’y arriver. Il faut vraiment que j’arrête d’utiliser cette expression, moi. « Tu… tu vas là-bas. Par là. Il y a une… enseigne. Gare. Est-ce que tu sais lire ? Désolée. Bien sûr que tu sais lire. Et il y a une autre enseigne. Passagers. Je peux… t’avoir un billet. Il y a un guichet… une sorte de fenêtre. Tu y vas et tu dis : “La réservation pour Alain d’Ihris.” Mais, s’il te plaît… s’il te plaît, ne dis pas mage. Tu ne portes pas de robes alors… personne ne saura que tu es un mage. » À moins qu’on observe ton visage. « Et… et on te donnera un billet. C’est un morceau de papier avec des inscriptions. Et… tu devras suivre les autres passagers… et le train te conduira à… à Dorcastel. » Mari aurait voulu disparaître tant elle se sentait gênée. Pitié, que cela se termine.
« Est-ce qu’il y a un problème ? demanda Alain. Tu es bouleversée.
— Aucun problème. Tout va très bien. Surtout, surtout, ne dis pas que tu es un mage. Certains de mes collègues mécaniciens pourraient… mal réagir. Voilà. Je… je dois y aller. Toute seule. »
Que lui arrivait-il ? Une pensée terrible lui traversa l’esprit en observant le mage. Elle n’avait jamais prêté foi aux histoires de mages capables de lancer des sortilèges. Pourtant, regarde ce qu’il a accompli cette nuit. Alors, peut-être les autres racontars étaient-ils vrais, eux aussi, ceux qui prêtaient aux mages le pouvoir de faire agir les gens de manière étrange.
« Alain… dis-moi la vérité.
— La vérité n’existe pas.
— Essaie quand même ! Est-ce que… est-ce que tu me ferais quelque chose… sans que je m’en rende compte ? »
Le mage la fixa sans souffler mot pendant un long moment.
Par les étoiles ! Il y a une douleur dans son regard. Je la vois tout au fond de ses yeux, presque imperceptible. Ma question l’a blessé. J’ai blessé les sentiments d’un mage. Ils n’ont pas de sentiments, mais j’ai réussi à les blesser. T’as toujours été douée pour réussir l’impossible, Mari.
Alain parla enfin en secouant la tête.
« Je ne ferai jamais rien de la sorte. »
Pouvait-elle lui faire confiance ?
Comme s’il avait perçu sa question, Alain reprit la parole.
« La vérité n’existe pas, mais je ne te tromperai pas. Un ami ne trompe pas.
— Merci. » Mari rassembla ce qui lui restait de dignité. « Je suis désolée. Je dois vraiment y aller. Hmm… merci. Merci pour tout. Au revoir. » Adieu. Oui, adieu, avant que je ne fasse la plus grosse erreur de ma vie. Elle ajusta son paquetage et descendit la rue presque en courant. Pour mettre le plus de distance possible entre le mage Alain et elle.
Quitter l’hôtel de la guilde des mages ne fut qu’une formalité, se résumant à informer l’acolyte en faction à la porte qu’il ne reviendrait pas, mais se rendrait à Dorcastel ainsi que le lui avaient ordonné les doyens. Alain se doutait que ces doyens, qui l’avaient toisé avec une suspicion mal dissimulée lors de la Question à laquelle ils l’avaient soumis le matin même, seraient bien trop soulagés par l’annonce de son départ pour s’inquiéter de son moyen de locomotion. Nul ne lui avait jamais dit que les trains de mécaniciens étaient interdits aux mages, et demander la permission aurait constitué une complication inutile, aussi ne s’en était-il pas préoccupé davantage. Alain n’avait rien récupéré dans les vestiges de la caravane – les mages ne possédaient du reste rien, de manière générale. Il avait acheté un petit sac pour transporter ses robes à l’abri des regards et se dirigeait vers le bâtiment des mécaniciens que Mari lui avait désigné. Il ne se sentait pas à son aise dans les habits ordinaires qu’il avait revêtus, mais cela finirait par lui passer.
Emboîtant le pas à un groupe de communs, il entra dans la gare, scrutant les alentours et se familiarisant avec les bruits, les odeurs et les nuages de vapeur qui tourbillonnaient. Certains de ces bruits et de ces odeurs semblaient systématiquement rattachés aux mécaniciens et à leurs engins. Des claquements secs, assortis de martèlements soudains et violents. Les émanations piquantes de choses chauffées à blanc, recouvertes par une autre évoquant l’huile de cuisson rance laissée sur le feu trop longtemps. Le frottement du métal contre le métal. À quoi tout cela pouvait-il bien servir ?
Encore quelques semaines plus tôt, il ne se serait jamais aventuré dans un tel endroit, préférant éviter tout ce qui portait la souillure des mécaniciens. Mais il percevait toujours le fil. La mécanicienne Mari était non loin et elle ne l’aurait jamais envoyé dans un lieu dangereux.