La fenêtre ne fut pas difficile à trouver et, quand Alain donna son nom, un garçon, qui devait être un acolyte mécanicien, poussa vers lui un morceau de papier sans même lever les yeux. Les mécaniciens doivent eux aussi enseigner à leurs acolytes à ignorer les autres. Alain prit le feuillet et suivit le flux de communs. Ils arrivèrent à une série de bâtiments identiques, longs et étroits, qui bordaient un quai. Chacune de ces espèces de maisonnettes était flanquée de fenêtres alignées. Au bout de la rangée se dressait une bâtisse plus cossue et des acolytes mécaniciens massés devant semblaient monter la garde. Alain se dit que celui-là devait être réservé aux membres de la guilde. À l’autre extrémité de l’enfilade, il vit des constructions de forme similaire à celles dotées de fenêtres, mais n’ayant pour toute ouverture que d’immenses portes coulissantes par lesquelles des hommes introduisaient de grandes caisses et divers autres biens.
Tout cela paraissait n’avoir aucun sens, mais les communs qui précédaient Alain entrèrent dans la maisonnette la plus proche ; il les suivit et découvrit la pièce unique qui la composait, meublée de bancs calés contre les murs extérieurs pour laisser un passage au milieu. Imitant les communs autour de lui, il s’assit et attendit en se demandant ce qu’il devait faire.
Alain savait attendre. Impassible, il regarda par la fenêtre tandis que la salle se remplissait de communs qui s’installaient sur les bancs. Certains l’examinèrent avec curiosité. D’autres lui adressèrent la parole, mais il les ignora et ils s’éloignèrent.
Il entendit un grondement, sentit des vibrations, puis un choc soudain secoua la pièce. Aucun des communs ne sembla s’en inquiéter et Alain dissimula, comme toujours, sa propre réaction. Il eut pourtant toutes les peines du monde à garder son sang-froid lorsque le bâtiment, tremblant et tonnant, glissa en arrière, puis en avant.
L’inconfort provoqué par l’incompréhension s’estompa quand il vit une autre maisonnette rouler sur deux barres de métal juste à côté de la sienne ; il remarqua alors que les constructions étaient montées sur roues. Ingénieux. Ce ne sont pas des bâtiments, mais des carrioles accrochées les unes aux autres en une seule longue caravane. Quelle créature est donc capable d’en tracter un si grand nombre ?
Quelque part devant, au-delà des charrettes chargées de caisses, résonna un hurlement furieux et assourdissant, comme si on venait de frapper une créature cyclopéenne. Une fois de plus, Alain faillit laisser transparaître sa réaction. Dehors, des mécaniciens criaient des ordres. Il y eut un à-coup et les carrioles s’ébranlèrent.
La mécanicienne Mari avait dit qu’elle serait dans le train, elle aussi. Alain se demanda si elle était dans la voiture réservée aux mécaniciens. Pourtant, le fil courait dans le sens de la marche, pas vers l’arrière. Mari était quelque part à l’avant, peut-être non loin de la bête qui tirait cette étrange caravane mécanique.
Le train accélérait graduellement, les constructions de la périphérie de Ringhmon défilaient plus vite qu’un cheval au galop. Alain regardait par la fenêtre, bouche bée, en se remémorant l’expression de la mécanicienne Mari quand il était entré dans sa cellule par le trou qu’il avait imaginé dans le mur. Elle avait dû être dans un état identique à celui dans lequel il se trouvait à cet instant précis : sidéré par un phénomène impossible d’après les enseignements qu’il avait reçus. On lui avait appris qu’il ne fallait prêter aucune attention aux œuvres des mécaniciens, pas même un seul coup d’œil. Les tours de passe-passe ne méritaient pas le moindre égard, et exigeaient même que l’on s’en désintéressât.
Mais ce n’était pas un tour de passe-passe. On l’avait entraîné à voir à travers les illusions, et celle-ci était excellente. Comment les mécaniciens parvenaient-ils à la réaliser ?
Alain remarqua une traînée de fumée dans le ciel au-dessus de leurs têtes, qui semblait provenir de l’avant du train. La créature, quelle qu’elle fût, qui tirait toutes ces carrioles et avait poussé le hurlement strident devait également produire de la fumée. Un dragon ? Un troll ? Non, ni l’un ni l’autre n’expirait de la fumée ; en outre, un troll ne pouvait se mouvoir rapidement.
En tout état de cause, les mécaniciens avaient réussi à créer quelque chose en utilisant leurs propres arts, tout comme les mages étaient capables de façonner des créatures. Que diraient les doyens de ma guilde si je les interrogeais à ce sujet ? Ils me répondraient que j’ai été dupé, en raison de mon jeune âge. Ils m’accuseraient d’avoir quitté le chemin de la sagesse, d’avoir succombé aux illusions des mécaniciens.
Ils me demanderaient pourquoi j’ai choisi de voyager dans ce que Mari a appelé un train.
Aussi vais-je tenir ma langue à propos de cette affaire, non sans tenter de découvrir pourquoi ma guilde est tellement dans l’erreur sur tout ce qui touche aux mécaniciens.
Les roues de la voiture cliquetaient en rythme et la structure tanguait légèrement. Ce mouvement délicat éveilla en lui des échos lointains, des réminiscences qui précédaient son enrôlement dans la guilde. On le berçait tendrement. Une voix douce chantait.
Alain se concentra de toutes ses forces sur son entraînement, réticent à laisser ce souvenir l’envahir. Celui-ci était rangé derrière une porte close de son esprit et le jeune homme était conscient que, s’il ouvrait cette porte, d’autres émotions refoulées remonteraient à la surface, si nombreuses que, même exercé comme il l’était, il serait incapable d’y faire face.
Son siège était loin d’être confortable et les coussins guère plus épais que les paillasses des geôles de Ringhmon, mais les mages apprenaient à ignorer l’inconfort physique. Il s’endormit en regardant défiler le paysage, la fatigue accumulée des jours précédents l’emportant enfin, pour ne se réveiller qu’au moment où le train s’arrêta. Dehors, la végétation poussait au ras du sol, quelques arbres se dressaient de loin en loin, mais de l’océan il n’y avait nulle trace. Ils n’étaient pas à Dorcastel.
« Ils sont en train de nourrir la locomotive, entendit-il dire un des communs. Avec de l’eau et ce liquide qu’ils fabriquent, qui ressemble à l’huile pour les lampes et brûle sacrément bien. »
Ainsi, la créature mécanique mangeait et buvait. Voilà qui était intéressant. Alain ne sentait pas de drain d’énergie dans la zone de déplacement du train, ce qui signifiait que la créature mécanique ne puisait pas dans cette ressource comme l’aurait fait le sortilège d’un mage. Elle devait donc utiliser une autre forme d’énergie.
Alain se rendormit sitôt le train reparti. Il se réveilla alors que le convoi, terminant de longer la chaîne de montagnes escarpées qui barraient l’accès à Ringhmon par l’ouest, obliquait vers le couchant, en direction de Dorcastel. L’air se chargea d’un vivifiant parfum iodé et il ne fallut pas longtemps à Alain pour apercevoir les miroitements du soleil déclinant sur la mer de Bakre. Les vastes marais littoraux firent rapidement place à des falaises sur lesquelles les vagues s’abattaient sans relâche.
Il n’avait jamais vu cette mer jusqu’à très récemment, quand il avait pris un bateau vers le sud pour trouver du travail loin d’Ihris. Il la contempla en pensant au temps qu’il avait passé avec la mécanicienne, en pensant à Mari. Tant de changements, tant de remises en question de la sagesse qu’on lui avait enseignée. Son don d’augure ne l’avait pourtant pas alerté contre elle. Si elle représentait un danger, si elle l’éloignait de la sagesse, un avertissement lui aurait été déjà envoyé ou ne tarderait pas à l’être.