Il s’interrogea une fois de plus sur la vision relative à Mari. Un second soleil et une terrible tempête qui menaçait de l’engloutir. Qu’est-ce que cela signifiait ?
Est-ce que la vision concernant Mari et le fil qui le reliait à elle avaient la même cause ? Est-ce que le fait d’être amis entrait en ligne de compte ? Où était-ce en rapport avec Mari elle-même ? Alain se rappela les mises en garde de la jeune femme à propos des autres mécaniciens et du danger qu’ils constituaient pour lui, et il se demanda ce qui serait arrivé si un autre mécanicien avait voyagé dans la caravane que les bandits avaient détruite. Est-ce qu’un autre mécanicien aurait agi comme l’avait fait Mari, en forçant leur alliance et, par là même, en les sauvant tous deux ?
Ami. Des souvenirs enfouis n’avaient cessé d’affluer depuis sa rencontre avec Mari. Asha aurait été une amie. Il en était convaincu en se remémorant les courts laps de temps qu’ils avaient partagés au sein de la guilde, avant que les doyens n’aient appris aux acolytes à éviter pareilles pensées. Comment cela se serait-il passé ? Très différemment, sans doute, de l’amitié qui l’unissait à Mari. Cependant, cela ne s’était pas produit, cela ne pouvait se produire. Si Asha n’était pas déjà devenue mage, elle le serait bientôt. La plus grande barrière qui se dressait entre la jeune femme et le titre était sa beauté naturelle qui, malgré ses efforts de négligence, ne diminuait pas et que les doyens considéraient avec beaucoup de suspicion. Pourtant, elle ne ressentait rien, tout comme lui.
Ces souvenirs réveillèrent quelque chose en lui qu’il ne comprenait pas, mais préférait ne pas examiner. Il s’employa à aiguiller ses pensées vers Mari. Ce ne fut pas difficile.
Elle s’était comportée étrangement lors de leur dernière rencontre. Il s’était demandé si elle viendrait le saluer dans le train. Mais elle n’avait jamais dit « nous voyagerons » dans cette caravane mécanique. Elle avait parlé d’eux séparément, une fois de plus. La mécanicienne Mari était-elle revenue sur sa décision d’être une amie ? À deux reprises, ils avaient été précipités l’un vers l’autre, mais à chaque fois elle avait eu besoin de lui tout comme lui avait eu besoin d’elle. Désormais, nul n’avait besoin de l’autre.
L’amitié devait certainement signifier davantage.
La manière qu’elle avait eue de le dévisager, juste avant leur séparation à Ringhmon… qu’est-ce que cela voulait dire ? Il était incapable de classer les émotions qu’il avait lues en elle, mais ses yeux étaient grands ouverts quand elle le fixait et… et…
Ces pensées aussi le perturbaient.
Profitant des dernières lueurs du jour, Alain regarda la caravane mécanique gravir les falaises escarpées qui bordaient, sur toute sa longueur, le rivage sud de la mer de Bakre. Plus loin, à l’intérieur des terres, s’élevaient des montagnes que leur relief accidenté rendait infranchissables. Il n’y avait pas d’éclairage dans le train, pas dans les voitures occupées par les communs, tout du moins, mais l’éclat de l’astre nocturne était suffisant. Alain voyait la lune ainsi que les Jumelles, plus petites, prises dans leur poursuite éternelle à travers le ciel nocturne. Cependant, même cette vision spectaculaire ne put rivaliser avec le cliquetis rythmé des roues pour garder Alain éveillé ; il s’endormit une fois encore en se disant que ce moyen de transport des mécaniciens était supérieur à tout ce que les communs pouvaient offrir. Bien entendu, la guilde des mages avait ses propres modes de locomotion, qui étaient plus véloces que cet engin mécanique.
Est-ce que Mari avait déjà volé sur un rokh ? Cela était peu probable.
Alain rêva qu’il planait au-dessus des nuages, Mari à ses côtés, en contemplant les villes en contrebas, aux allures de jouets miniatures. Il se sentit – comment était-ce possible ? – comme le jour où il avait reçu le titre de mage après avoir passé tous les tests avec succès. Non, mieux que ça. Bien mieux.
Mais les nuages s’assombrirent et se muèrent en tempête issue de sa vision. Des colonnes noires zébrées d’éclairs s’élevèrent de plus en plus haut, menaçant Alain et Mari.
Le rokh cria et ils tombèrent…
Alain se réveilla et entendit le hurlement qui emplissait l’air. Une titanesque main invisible le saisit et le projeta contre le dossier du banc devant lui. Elle l’y maintint tandis que le grincement strident du métal torturé se poursuivait. Un coup d’œil furtif par la fenêtre opposée qui donnait sur une paroi rocheuse lui apprit que la voiture perdait rapidement de la vitesse. L’impression d’un danger imminent et terrible fut si forte qu’Alain, malgré son entraînement, sentit la panique le submerger pendant quelques instants.
Chapitre 12
Le hurlement métallique cessa, la force mystérieuse qui maintenait Alain contre le dossier devant lui relâcha son treinte et il tomba.
Clignant des yeux dans les ténèbres ambiantes, il s’interrogea sur ce qui avait pu se passer. Tout autour de lui, le silence choqué qui avait suivi l’arrêt de la rame se peupla de cris de détresse et, parfois, de douleur.
Toujours désorienté par son réveil soudain, Alain se concentra pour ressentir la présence d’autres mages et le drain de l’énergie environnante qu’aurait impliqué le lancer de sortilèges. Il ne perçut rien. Quelle que fût la cause du crissement qui avait stoppé le train, ce n’était pas l’œuvre de mages.
Si cela avait été une attaque de bandits, ils étaient à présent silencieux. Nulle détonation d’arme mécanique déchirant la nuit, nul impact de carreau d’arbalète se fichant dans sa cible, nulle clameur de combat. Tout ce qu’Alain entendait à l’extérieur, c’étaient des voix de communs qui avaient déjà quitté la voiture et spéculaient sur ce qui venait de se produire.
Après avoir vérifié qu’il n’était pas blessé, il suivit les autres voyageurs qui descendaient du wagon. Le train était arrêté le long de la paroi d’une falaise ; bordant les tiges métalliques sur lequel roulait le convoi, seul un étroit banc de terre permettait de poser le pied. Une lune gibbeuse projetait son éclat glacial sur les alentours. Elle révélait un paysage d’une beauté froide et remarquable, rehaussée par les gerbes d’écume argentée que les brisants faisaient jaillir, en un flot continu, sur les écueils en contre-bas. Insensible à l’à-pic vertigineux, Alain contempla ces rochers, éternels gardiens de cette côte de la mer de Bakre.
Il s’imprégnait toujours des environs quand un grondement lui parvint depuis l’arrière du train. Il se tourna vers la source du bruit pour découvrir que le dernier et superbe wagon avait dû être séparé du reste du convoi un peu plus tôt. Des mécaniciens le faisaient rouler pour le rattacher au reste du train. Le choc du contact se propagea de voiture en voiture et dépassa Alain, suivi par un groupe de mécaniciens qui remontaient vers le véhicule de tête, les communs s’écartant de leur chemin en toute hâte. Alain regarda les mécaniciens approcher, sans même se rendre compte que sa conduite était celle d’un mage vêtu de ses robes. Au dernier moment, il se rappela qu’il portait un accoutrement de commun et devait se comporter comme tel. Il s’aplatit contre le montant du wagon dans lequel il avait voyagé, juste à temps pour esquiver un coup d’épaule.
Il réprima une vague d’irritation – émotion ô combien indigne des mages – et fusilla des yeux le dos des mécaniciens. « Arrogants, avaient dit ses doyens. Ils s’imaginent gouverner le monde. » Il avait oublié cet avertissement, qui semblait parfaitement sensé en ce qui concernait ces spécimens. Mari n’avait jamais montré pareille arrogance. Même leur démarche différait de la sienne.