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Il entendit le mot « accident » répété par les communs qui l’entouraient. Ces derniers paraissaient se satisfaire d’attendre la décision des mécaniciens, quelle qu’elle fût. Ceux qui souffraient de fractures ou d’entorses recevaient des soins de leurs congénères, car les mécaniciens les ignoraient.

Je pourrais attendre, moi aussi. Cependant, si je les suis, je pourrai voir quelle créature tire ce train et en apprendre davantage sur elle. Est-elle morte ? S’est-elle rebellée contre ses maîtres ? Les trolls et les dragons peuvent échapper à tout contrôle si le mage qui les crée perd sa concentration. Est-ce cela qui s’est produit ici ?

Et Mari était quelque part à l’avant du train, elle aussi, lui apprit le fil.

Pourquoi ne pas aller voir ? Alain entreprit de se frayer une voie au milieu de la foule et se surprit à être décontenancé de devoir contourner des gens qui ne s’écartaient pas de son chemin comme d’ordinaire. Se faire passer pour un quidam n’était pas sans inconvénient, mais au moins était-il rompu à louvoyer dans ce type de masse compacte grâce au sort d’invisibilité auquel il recourait occasionnellement.

Quand il se fut suffisamment rapproché de l’avant de la rame, Alain vit que les groupes de voyageurs ne s’aventuraient pas au-delà du premier wagon, laissant un grand espace découvert les séparer ainsi des mécaniciens, agrégés à côté d’une forme massive d’où s’échappait de la fumée vers les cieux. Quoique incapable de distinguer les détails au clair de lune, le mage sentait la chaleur se dégager de la créature et entendait un faible grognement qui évoquait une respiration. Aucun mécanicien ne semblait inquiet d’être aussi proche de la bête immobile. Si elle avait réussi à briser ses liens, la créature était assurément sous contrôle désormais. Alors pourquoi le train n’avait-il pas repris sa marche ?

Il sentit une main s’abattre sur son épaule et en fut doublement étonné : toucher un mage était proscrit et, de ce fait, il n’était plus habitué aux contacts physiques inopinés.

« Que les étoiles soient louées, on a pu s’arrêter à temps. On a eu chaud, pas vrai, mon gars ? » lança une voix amicale.

Alain se retourna et fit face à un homme âgé et imposant qui désignait du doigt un point devant la bête mécanique.

« C’est ce que tu cherches, pas vrai ? Tu vois ? Les rails s’arrêtent sur le rebord, là-bas. »

En regardant l’endroit que lui indiquait l’homme, Alain vit que les tiges de métal semblaient disparaître là où la saillie dépassant de la falaise rencontrait le vide.

« Si les mécaniciens n’avaient pas stoppé leur engin in extremis, nous serions tous au fond du gouffre à l’heure qu’il est. »

Un autre individu se joignit à la conversation ; sa voix était sévère, mais il parlait assez bas pour ne pas être entendu des mécaniciens.

« C’est leur pont ! Pourquoi a-t-il lâché ? Nous payons cher pour utiliser leurs trains et un voyage sans encombre est le minimum qui nous est dû.

— Ce n’est pas leur faute, intervint un troisième commun. Pas cette fois, en tout cas. Ce sont les dragons. Nous ne sommes pas très loin de Dorcastel. Ce doit être eux. »

Le premier homme acquiesça du chef.

« C’est ben probable. Salauds de mages…

— Les mages assurent que les dragons ne sont pas sous leur contrôle.

— Et que vaut la parole d’un mage, hein ? »

Des murmures d’approbation s’élevèrent autour d’Alain.

« Il y a des dragons dans les environs de Dorcastel ? » demanda-t-il, en ne se rendant compte que trop tard que, même si la pénombre empêchait que les gens remarquent l’impassibilité de ses traits, le manque d’émotion dans sa voix le désignerait aussitôt comme mage.

Cependant, ses interlocuteurs attribuèrent sa froideur à une tout autre raison.

« Détends-toi, mon gars, t’es en sécurité maintenant, dit le premier commun. Et les dragons n’ont encore tué personne. Ça, on le sait.

— Ouais mon gars, des dragons, renchérit le troisième homme. Ils menacent la ville et font pas mal de dégâts pour obliger Dorcastel à monnayer leur départ. Mais Dorcastel ne paiera pas.

— Elle ne peut pas, lâcha une femme. Ces dragons exigent une somme que pourrait à peine réunir une ville qui ferait deux fois sa taille.

— On dit les dragons cupides », ajouta quelqu’un.

Alain écoutait en sentant son étonnement grandir. Des dragons avides d’argent ? Comment était-ce possible ? « Les mages de Dorcastel ne font-ils rien pour arrêter ces dragons ?

— Du calme, mon grand, répondit le premier individu. Les mages affirment qu’ils s’en occupent. Et sans doute est-ce vrai, parce qu’ils ont tout à perdre dans cette histoire. Dorcastel a saisi les chefs de la guilde et menace de sanctionner tous les mages et de dénoncer tous les contrats. Ils essaient de gagner le soutien de la Fédération de Bakre et, d’après ce que j’ai entendu dire, ils risquent bien d’y arriver, parce que la Fédération craindrait qu’une autre ville, l’année prochaine, ne devienne la cible des dragons… ou disons plutôt des mages qui les contrôlent. »

Les voyageurs se lancèrent dans un débat pour déterminer les responsabilités des uns et des autres dans la catastrophe qu’ils venaient de frôler. Alain reprit son chemin, pensif.

Une silhouette menue à la démarche familière quitta le cercle des mécaniciens. Elle progressait vers les voitures, effleurant de la main la créature du train comme si elle voulait l’apaiser en caressant son flanc. Était-ce Mari qui l’avait invoquée et qui devait en assumer la maîtrise ?

La mécanicienne s’arrêta au pied de la bête et parla. Alain vit un autre mécanicien se pencher à l’extérieur de ce qu’il avait imaginé être le dos de la créature. La conversation terminée, Mari fit demi-tour, mais se figea aussitôt. Elle se retourna, comme si elle avait senti son regard, et le dévisagea.

Alain inclina la tête vers elle. D’abord, elle resta immobile et silencieuse, puis elle se dirigea à sa rencontre d’un pas rapide. Il s’avança également pour qu’ils puissent discuter tranquillement sans être entendus ni par les mécaniciens ni par les communs. « Dis-moi, est-ce que tu vas bien ? demanda-t-elle.

— Je ne suis pas blessé. Et toi ?

— Je vais bien. » Elle fut parcourue d’un frisson. « J’étais dans la locomotive. Il s’en est fallu de peu pour que nous basculions dans le vide.

— Locomotive ? C’est le nom de la créature ?

— Créature ? » Elle fit une pause, hésitante. « Ce n’est pas vivant.

— D’accord. Comme un troll.

— Un quoi ? Non.

— Est-ce toi qui l’as créée ?

— Moi ? Noooon. Cette locomotive a largement plus d’un siècle. Elle est dans le coin depuis bien plus longtemps que moi. Je sais simplement comment les conduire, les manier. Est-ce que tu comprends ?

— Non. Quiconque invoque une créature est le seul capable de la contrôler.

— Je ne peux pas t’expliquer ça maintenant. Cela n’obéit pas aux règles des ma… Cela n’obéit pas à tes règles. » Elle se retourna et regarda au-delà de la locomotive. « Le mécanicien qui est de quart m’a dit que d’habitude il s’ennuie sur ce tronçon du trajet et a du mal à rester éveillé. Mais j’ai été désignée pour être dans la locomotive avec lui parce que la vapeur fait partie de mes spécialités. J’étais tellement nerveuse que j’avais en permanence l’œil rivé sur la voie devant nous et, que les étoiles en soient remerciées, j’ai vu le pont cassé juste à temps. Sinon, nous serions tous morts.

— Peut-être as-tu le don d’augure… Néanmoins, tous ne seraient pas morts. Tes collègues mécaniciens dans la dernière voiture auraient survécu.