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— Que veux-tu dire ? Pas le truc d’augure, hein. Ce que tu as dit à propos de la dernière voiture.

— Elle a été détachée du reste du train. J’ai vu des mécaniciens la pousser pour la raccrocher aux autres wagons.

— Tu as vu ça ? » Mari se tut pendant quelques instants. « As-tu vu ou entendu autre chose ?

— Les communs prétendent que cela a été causé par des dragons. »

Elle le dévisagea longuement.

« Des dragons ?

— Oui. Tout le monde semblait le croire. J’ai été extrêmement surpris de l’entendre.

— Tu n’as pas l’air surpris. Cela dit, tu n’as jamais l’air de quoi que ce soit. C’est angoissant. »

La mécanicienne regarda par-dessus son épaule en direction de ses collègues, toujours absorbés dans leur conversation.

« Je suis désolée. Je n’aurais pas dû dire cela. Mes nerfs sont toujours à vif. Je ne devrais pas discuter avec toi. Mais… Nous avancions droit vers le précipice ; le train ralentissait, mais j’étais incapable de savoir si nous nous arrêterions à temps. Ça n’a pas duré très longtemps, pourtant chaque seconde ressemblait à une éternité et… » Elle leva les yeux vers lui. « Et j’étais moins inquiète à l’idée de ma propre mort que de la tienne.

— Pourquoi ? Est-ce parce que tu es une amie ?

— Oui. Non. Peut-être. Peut-être parce que c’est moi qui ai suggéré que tu prennes ce train et que j’ai acheté le billet. Si tu étais mort ou avais été blessé, cela aurait été de ma faute. »

Alain réfléchit à ses paroles et secoua la tête.

« Je suis seul responsable des décisions que j’ai prises.

— C’est très gentil à toi de me dire cela avec ta voix dénuée d’émotions, mais j’aurais quand même ressenti de la culpabilité. » Mari hésita. « Regarder le bord du gouffre approcher et penser à toi pendant tout ce temps m’a vraiment remis les idées en place. Et j’ai compris autre chose : la fuite n’est pas une solution. Ce n’est pas ainsi qu’on résout un problème.

— Que fuyais-tu ? »

Elle le dévisagea avant de répondre.

« Un problème. Un très gros problème. Quelque chose qui doit être réparé. Tu sais, si, au lieu de le fuir, on examine un problème assez longtemps, on en apprend davantage à son sujet, et on entrevoit ses… euh… ses failles. On comprend que ce problème n’est pas si… exceptionnel. Puis cela cesse d’être un problème, parce qu’une fois qu’on le comprend, on sait comment remettre les choses en ordre. Enfin, j’espère. »

Alain la dévisagea à son tour, en essayant de trouver un sens à ses propos.

« De quel problème s’agit-il ? Des dragons ?

— C’est ça. Les dragons. Bien sûr. » Mari se tourna rapidement et désigna l’abîme devant eux. « Nous nous demandions si la cause pouvait être liée à une forme d’érosion, même si l’hypothèse est peu plausible. Cette ligne est très ancienne, mais l’ingénieur m’a appris que les tréteaux du pont avaient été remplacés récemment. Et personne n’a parlé de dragons. Des dragons… Est-ce que ces choses existent réellement ?

— Rien n’existe réellement. »

Il l’entendit pousser un son étouffé, puis elle reprit en détachant chaque mot.

« Contente-toi de me parler des dragons.

— Tu ne sais vraiment rien à leur sujet ? Ils sont créés. Ce qui requiert un mage d’une grande force et une zone recelant beaucoup d’énergie pour nourrir le sortilège. Plus on met d’énergie dans le sort, plus le mage qui le crée est habile, et plus imposant sera le dragon. Néanmoins, à l’instar de n’importe quel autre sortilège, ils se dissipent. Je ne sais pas comment les mécaniciens parviennent à maintenir l’existence de cette créature locomotive aussi longtemps.

— Cela demande beaucoup de travail, souffla Mari. Quoi d’autre ?

— Les dragons ne sont pas très intelligents. Tout comme les trolls, ils n’existent que pour détruire et, tout comme les trolls, ils doivent se plier aux ordres du mage qui les a créés. Et c’est là que se trouve la source de mon incompréhension. Tous les voyageurs ont parlé des dragons comme s’ils agissaient de leur propre chef, hors du contrôle des mages de Dorcastel.

— Pourquoi détruisent-ils les ponts des lignes de train ?

— Une sorte de rançon est exigée. Une somme très importante. La cité ne veut pas payer et les mages de l’hôtel de Dorcastel essaient de résoudre le problème, sans succès. Tout cela d’après les dires de mes compagnons de voyage. Aucun mage ne m’en a jamais parlé.

— Quelle est leur force ? demanda Mari, pensive. Un dragon est-il capable d’arracher les tréteaux d’un pont comme celui-ci ? Des poutrelles en bois plus larges que moi ?

— Ça dépend du dragon. Mais oui, certains peuvent être très grands et très puissants.

— Je me renseigne à propos de dragons. C’est de la folie, murmura-t-elle juste assez fort pour que seul Alain l’entendît.

— Ils ne se comportent pas comme ceux que j’ai étudiés, répéta-t-il. Peut-être s’agit-il de dragons de la guilde des mécaniciens ?

— Les mécaniciens n’ont pas de dragons. Je dois vérifier cette histoire et savoir pourquoi le dernier wagon a été détaché du convoi avant l’arrêt. Attends ici. S’il te plaît », ajouta-t-elle hâtivement, avant de s’en retourner vers le cercle des mécaniciens.

Alain attendit, conscient qu’il déparait au milieu de la foule et, de ce fait, était un objet de curiosité aussi bien pour les mécaniciens devant lui que pour les communs derrière. C’était étrange. D’ordinaire tout le monde s’efforçait de ne pas regarder un mage, mais à cet instant il avait l’impression que tous avaient les yeux braqués sur lui.

La voix de l’homme imposant qui lui avait parlé en premier s’éleva depuis le groupe des communs.

« Hé ! Tu connais un des mécaniciens ? Et tu lui causes ? »

Alain réfléchit à la meilleure manière de répondre. Il devait créer et maintenir l’illusion adéquate.

« J’ai eu l’occasion de lui rendre quelques services à Ringhmon.

— En tout cas, t’as pas l’air bien à l’aise en leur compagnie. T’inquiète pas, personne ici ne pense que t’es l’un d’eux. Essaye de te détendre. À t’entendre, on dirait que t’es encore sous le choc.

— Peut-être que c’est vraiment un mage », plaisanta un autre quidam, provoquant l’hilarité chez certains de ses comparses.

Mari revint, visiblement troublée, et les communs battirent rapidement en retraite.

« Nous avons contacté la guilde à Dorcastel pour qu’ils viennent nous chercher, mais le train n’arrivera ici qu’au matin. » Elle eut presque aussitôt une grimace qu’il discerna malgré la faible luminosité. « Je n’aurais pas dû te dire cela.

— Pourquoi pas ? Les mécaniciens ne disposent pas de quelque chose de semblable aux mages messagers ?

— Mages messagers ? » Mari laissa échapper un soupir rageur. « Une chose de plus dont ma guilde niait l’existence. Pour le moment, évite simplement d’évoquer avec quiconque ce que je viens de te confier. » Elle jeta un coup d’œil en direction des autres mécaniciens. « On raconte que les deux mécaniciens émérites du dernier wagon ont réussi à le dételer du train et à enclencher le frein quand nous avons lancé la procédure d’arrêt d’urgence. Un wagon unique était plus aisé à stopper qu’un train entier.

— Je n’ai compris que très peu de choses à ce que tu viens de me dire, mais il est heureux que ces mécaniciens émérites aient pu se trouver à l’endroit où leur présence était requise.