Mari se demanda si elle n’était pas en train de vivre un nouveau genre de cauchemar. À mesure qu’elle descendait, les rochers devenaient branlants et fournissaient de moins en moins de prises sûres. Plus bas encore, ses mains et ses pieds commencèrent à glisser sur des surfaces que l’écume projetée par les vagues avait rendues humides. Enfin, elle arriva au niveau de l’enchevêtrement des tréteaux, des piliers de bois massifs brisés et éclatés en échardes acérées de la taille d’un épieu. Comble de malheur, ses pensées pour le mage ne cessaient de la déconcentrer. Avoir frôlé la mort l’avait poussée à aller à l’encontre du vœu qu’elle avait formé. Elle avait fait appel à Alain, une fois de plus.
Ce n’est qu’un compagnon de confiance. Je suis une grande fille, en aucun cas esclave de mes émotions. Mes sentiments m’ont prise de court, voilà tout. J’étais apeurée. J’étais vulnérable. J’ai éprouvé de la peine pour lui. Il m’a sauvée. Donc, tout ça, ce n’étaient pas de véritables sentiments, seulement un cocktail de gratitude, de stress, et cætera. Je peux le gérer. Je vais apprendre à le connaître et trouver tous ses défauts. C’est peut-être un mage, mais c’est aussi un garçon, donc il doit y avoir des tas de trucs qui ne vont pas chez lui. Une fois que je saurai tout ce qu’il y a à savoir, je pourrai relativiser.
À moins qu’il ne soit réellement ce qu’il semble être. Un garçon profondément bon. Dans ce cas, je vais au-devant de gros ennuis.
Mari bloqua résolument toutes les pensées qui ne concernaient pas la descente, jusqu’au moment où elle posa enfin le pied au fond de la crique, dans un endroit dégagé.
Ladite crique n’était pas de celles qui inspirent des chansons. Étroite, couverte de galets et non de sable fin, son unique avantage était de présenter un sol stable dans les zones non encombrées de débris ou de rochers tombés de la falaise.
Les autres mécaniciens escaladaient déjà les décombres en marmonnant entre eux. L’un d’eux sortit un couteau, qu’il planta dans une poutrelle brisée.
« Le bois est dense, ici aussi. Pas de putréfaction !
— Les fondations sont solides, lança un autre.
— Pas de dégâts visibles dus aux flammes », lâcha un troisième.
Mari les observa pendant un moment, en attendant l’arrivée d’Alain. Nul ne fit attention à elle. Tous les mécaniciens paraissaient se connaître et la plupart semblaient originaires de Ringhmon. Le seul mécanicien avec qui Mari avait commencé à se lier était l’ingénieur qui était resté au sommet de la falaise, à côté de la locomotive.
« Il s’agit clairement de sabotage », fulmina un mécanicien émérite. Il asséna un coup de pied dans une poutrelle fracassée. « Elles ont été cassées assez près du sol, par une traction exercée depuis la mer.
— Par quoi, alors ? demanda une mécanicienne émérite. Ce doit être l’œuvre des mages. Personne d’autre n’a les ressources, la perfidie et le sang-froid nécessaires pour accomplir un pareil forfait. La question est de savoir comment ils ont réussi un tel coup. »
Mari prit la parole ; sa voix forte portait jusqu’au groupe.
« N’aurait-il pas été plus aisé pour les mages de mettre le feu aux tréteaux ? »
Le mécanicien émérite la toisa d’un œil dédaigneux.
« Comment auraient-ils pu allumer un feu dans cette crique, alors que tout est recouvert d’écume salée ?
— J’imagine qu’ils doivent disposer d’un moyen de créer de la chaleur », dit Mari. Il était impossible qu’elle fût la seule à avoir été le témoin d’événements de ce genre et elle voulait observer comment les mécaniciens présents réagiraient à sa suggestion, énoncée avec moult précautions.
La mécanicienne émérite eut un mouvement de tête réprobateur, tant pour Mari que pour ce qu’elle venait d’avancer.
« Non, jeune fille. C’est un tour pour amuser la galerie. Cela n’a aucune application dans la pratique. C’est bien toi qui as seize ans ?
— Dix-huit, la corrigea Mari en se rendant compte que ses mots sonnaient avec bien moins de panache qu’elle ne l’aurait voulu.
— Dix-huit, bien sûr. »
La mécanicienne émérite tourna le dos à la jeune femme et reprit sa conversation, à voix basse, avec son homologue masculin et quelques autres mécaniciens.
Luttant pour ne pas laisser exploser sa colère d’avoir été ainsi rembarrée, Mari remarqua deux mécaniciens qui, sourcils froncés, lorgnaient le groupe comprenant les mécaniciens émérites. Un autre la regarda, l’air de dire « qu’est-ce que tu veux y faire ? », et se replongea dans l’examen des décombres.
« Tes doyens ? » lui murmura-t-on d’une voix à peine audible et dépourvue d’émotion.
Mari se retourna et vit que le mage Alain avait rejoint la crique et l’observait avec son impassibilité coutumière.
« Mes supérieurs, oui. Comment as-tu su ? lâcha-t-elle sèchement avant de désigner les ruines du pont à tréteaux. Alors ? Donne-moi quelques faits à me mettre sous la dent. »
Le mage balaya du regard le spectacle qui s’étalait devant lui.
« Si cela avait été l’œuvre d’un dragon, il aurait dû utiliser ses pattes arrière pour faire le gros du travail. Elles sont bien plus puissantes que ses pattes avant.
— Vraiment ? » Mari hocha la tête en essayant de passer outre le sentiment d’absurdité qu’elle éprouvait à l’idée de s’intéresser aux faits et gestes d’un dragon. « Penses-tu qu’il se soit accroché aux tréteaux avec ses membres postérieurs et ait pris appui sur la base de la construction avec ses membres antérieurs ? N’aurait-il pas dû être enseveli au moment de l’effondrement du pont ?
— Les dragons sont très résistants et capables d’une grande célérité.
— Je ne suis pas certaine de vouloir en croiser un. Est-ce que cela t’est déjà arrivé ?
— Oui. Pendant ma formation. C’était… intéressant.
— Je n’en doute pas. » Mari lui fit signe de la suivre et le guida à travers le dédale de bois brisé et de métal tordu, jusque dans une zone dégagée au centre du chaos. De cette position, ils pouvaient observer la paroi de la falaise, tant qu’ils ne cherchaient pas à se redresser. Elle sortit une lampe de poche et l’alluma ; le mage poussa aussitôt un cri de surprise étouffé. Se souriant à elle-même, et fière d’avoir impressionné quelqu’un qui traversait des trous imaginaires dans les murs, Mari fit courir le faisceau de lumière sur la roche.
« Vise un peu ces traces d’abrasion, dit-elle en pointant des marques sur la muraille.
— Cela pourrait être des empreintes de griffes. »
Une autre voix se mêla à la conversation.
« Avez-vous trouvé quelque chose ? »
C’était l’un des mécaniciens sympathiques, qui fixait Mari et Alain d’un air intrigué.
La jeune femme acquiesça, puis désigna Alain.
« Un commun dont j’ai loué les services pour qu’il transporte mes outils. J’ai été blessée à Ringhmon.
— Oh oui, j’ai entendu parler de ça. Alors, qu’est-ce qu’il y a par ici ? »
Mari montra la paroi.
« Ça. »
Le mécanicien – ignorant désormais Alain – s’accroupit pour mieux voir.
« Ces marques sont fraîches. » Il regarda les débris qui s’empilaient autour d’eux. « Et elles n’ont pas été causées par des éclats qui seraient venus percuter la falaise lors de la destruction du pont. Bon boulot, mécanicienne. »
Mari lui sourit.
« En fait, c’est maîtresse mécanicienne.
— C’est vrai. Désolé.
— Pas grave. Est-ce que je peux te demander comment vous avez réussi à désolidariser votre voiture du convoi et à vous arrêter ? »