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L’autre laissa échapper un long soupir. Le soulagement se lisait sur ses traits.

« Un coup de chance insolent, j’imagine. Les deux mécaniciens émérites se trouvaient justement sur la petite plateforme entre les wagons, alors quand ils ont senti le train ralentir, ils se sont préparés au pire et ont tout fait pour nous mettre en sécurité. »

Mari ne quitta pas la falaise des yeux.

« Une chance folle, en effet. Bien entendu, l’ingénieur et moi aurions tout aussi bien pu mourir.

— Ouais. Je ne voulais pas minimiser le risque que vous avez couru.

— Pour quelle raison étaient-ils dehors à une heure si tardive ?

— Peut-être qu’ils s’apprécient et qu’ils avaient besoin d’un peu d’intimité.

— Je frémis rien que d’y penser », lâcha Mari. Le mécanicien sourit de toutes ses dents. Puis la jeune femme désigna le groupe de leurs confrères, toujours en pleine discussion. « Leur parlons-nous des abrasions ou savent-ils déjà tout ce qu’il y a à savoir ?

— J’imagine que tu connais ceux de leur espèce. Ils n’étudient le problème qu’une fois qu’ils ont décidé de sa nature et des solutions qu’ils vont y apporter.

— En règle générale, je finis toujours par avoir des ennuis avec ce genre de mécaniciens.

— N’est-ce pas le cas de tout le monde ? » Il la dévisagea. « On dirait que tu sais ce qui nous a été raconté à ton sujet.

— Non, mais j’ai quelques idées assez précises sur la question. Manque de professionnalisme ? Manque d’expérience ? Complètement dépassée par la situation ?

— Franc-tireuse, ajouta l’autre, l’air contrarié. Si tu veux mon avis, ce n’est pas très professionnel de leur part de remettre ainsi en cause tes qualifications. L’académie ne t’aurait pas délivré tes certifications si tu n’avais pas réussi tes examens. Qui était ton instructeur principal quand tu étais là-bas ?

— Le professeur S’san.

— S’san ? » Le mécanicien la fixa, les yeux exorbités. « Si tu as reçu son approbation, tu fais partie de l’élite. Ne fais pas attention à ceux-là. On pense qu’ils ont été envoyés à Ringhmon parce que personne ne voulait d’eux ailleurs. Je leur ferai part de ta découverte. Au fait, je m’appelle Talis », lança-t-il avant de gravir les décombres.

Mari sentit le regard du mage posé sur elle.

« Quoi ?

— Il s’est comporté comme… un ami, à ton égard. »

Comme d’habitude, sa voix neutre ne révélait rien de ses pensées.

« Oui, je présume. Mais cela n’a rien de comparable avec toi. »

Elle se frotta le front et se demanda quand son mal de tête allait enfin cesser. Était-ce le fruit de son imagination ou ses dernières paroles avaient-elles eu un effet apaisant sur le mage ?

« Il s’est conduit comme si tu n’avait pas été là. Comme si tu n’existais pas.

— Il me prend pour un commun, voilà tout. »

Le regard de Mari se perdit dans le vide.

« Il a donc ignoré ta présence. Parce que, pour les mécaniciens, les communs ne comptent pas.

— Il en va de même pour les mages.

— Moi aussi, il m’arrive d’agir de la sorte.

— Pas avec moi.

— Tu sais très bien ce que je veux dire ! » Elle le fusilla des yeux.

Alain l’examina longuement.

« J’ai beaucoup réfléchi à ce sujet. Nous avons été formés, toi et moi, à considérer d’une certaine manière tous ceux qui n’appartiennent pas à nos guildes respectives. Je sais que tu es une ombre, une chose insignifiante. Tu sais que je suis un mage, représentant ce qu’on t’a décrit comme une engeance de menteurs et de charlatans. »

Mari scruta la mer à travers l’enchevêtrement de bois et de métal.

« Et si ce qui nous a été enseigné sur l’autre est faux, alors peut-être que ce qui nous a été enseigné sur les communs l’est également. Ou penses-tu que tout ce qui nous a été enseigné soit faux ? »

Alain ne répondit pas aussitôt.

« Je pense qu’il existe des questions auxquelles les enseignements que j’ai reçus n’apportent pas de réponse. Avant de te rencontrer, j’ignorais même que certaines de ces questions existaient.

— C’est amusant. Il m’arrive à peu près la même chose. Et maintenant que ces questions se bousculent dans ma tête, tu es la seule personne avec qui je peux en discuter.

— Est-ce qu’un autre mécanicien aurait agi comme toi lors de l’attaque de la caravane ? demanda soudain Alain. Aurait-il insisté pour que je l’accompagne ?

— Non », lâcha Mari. Elle éprouvait de la réticence à admettre ce fait, mais répugnait à lui mentir. « En imaginant qu’il ne t’ait pas tiré dessus, il aurait pris ses jambes à son cou et t’aurait laissé là. Un autre mage aurait-il eu la même réaction que toi ?

— Je ne sais pas. Certains, peut-être. Si cela avait été toi. Tu es… différente.

— J’espère que c’est un compliment, dit-elle sèchement. Je n’ai rien du tout de spécial. » Mari ferma les yeux, gagnée par le besoin irrépressible de confier au mage une chose dont elle avait été incapable de parler depuis de longues années. « Mes parents étaient des communs. Tous les deux.

— Étaient ? » Des accents de compassion avaient envahi sa voix. « Je suis… », commença-t-il, avant de s’interrompre. On eût dit que prononcer le mot « désolé » était au-delà de ses forces.

« T’en fais pas. Je sais ce que tu veux dire. Et merci d’avoir essayé de le formuler. Mais ils ne sont pas décédés. »

Elle se détourna et se concentra sur les traces dans la roche, comme si elle venait de découvrir un élément nouveau.

« Ils pourraient fort bien l’être, cela dit. Après avoir réussi les tests et été emmenée dans une école de mécaniciens, je n’ai plus jamais entendu parler d’eux. Et, au bout de quelque temps, j’ai moi aussi cessé de leur écrire. » Cela ne me touche plus, cela ne me touche plus, cela ne me touche plus.

Le silence se prolongea, ponctué par les échos des mécaniciens qui débattaient de l’incident et le ressac des vagues s’écrasant sur le rivage rocailleux. Ce fut le mage qui prit la parole, mais cette fois sa voix vibrait d’émotion.

« Mes parents, eux, sont morts. C’étaient des communs qui vivaient dans une ferme non loin des côtes de la mer Scintillante, au nord d’Ihris. Des pillards les ont tués après qu’on m’a emmené dans l’hôtel de la guilde à Ihris pour que j’y étudie. Ils étaient des ombres, mais… je ne peux m’empêcher de penser qu’ils étaient importants.

— Je suis désolée », dit Mari. Elle leva les yeux sur Alain. « Je ne sais pas au juste comment nous sommes devenus amis, mais je suis contente qu’il en soit ainsi. Et je suis heureuse que tu me considères comme une amie à qui tu peux te confier. Tu n’as jamais pu formuler à quiconque ce que tu viens de me révéler, n’est-ce pas ? Je connais ce sentiment.

— On m’a enseigné que rien d’autre n’existe que la solitude. Que chacun de nous est seul. Peut-être était-ce faux également. »

Le mage ne pouvait se courber au milieu des décombres, mais il inclina la tête vers Mari.

« Je suis, moi aussi… content, dame mécanicienne.

— Tu devrais essayer de donner à ta voix des accents de joie.

— Je pensais que c’était le cas.

— Tu étais loin du compte. »

Le bruit d’une démarche traînante indiqua le retour du mécanicien Talis. Il adressa à Mari un regard chagrin.

« Ils estiment que ça ne vaut pas la peine d’être examiné.

— Ont-ils demandé qui avait découvert les traces ?