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— Oui, lâcha Talis en grimaçant.

— Je suis certaine que cela les a aidés à prendre cette décision. » De sombres pensées traversèrent l’esprit de Mari à propos de ses supérieurs et de leurs cerveaux congestionnés. Elle les chassa d’un mouvement de tête. « Très bien. Allons-y. »

Cependant, quand elle commença à s’extraire des décombres au pied de la falaise, elle vit la mécanicienne émérite qui avait balayé dédaigneusement sa suggestion sur les mages debout au bord de l’eau, un parle-au-loin à la main. Mari fit signe à Alain de rester hors de vue ; elle ne voulait pas qu’on l’accusât d’avoir laissé un commun voir un parle-au-loin en fonctionnement, même si la distance et le mugissement des vagues couvraient les paroles de la mécanicienne.

Puis la femme baissa le bras et s’exclama suffisamment fort pour que Mari pût entendre le dégoût qui sourdait dans ses intonations :

« Rien ! Cette camelote ne capte aucun signal.

— Il est trop récent, fit remarquer un autre mécanicien. Si nous utilisions du matériel vieux de vingt ou trente ans, peut-être que…

— Il en faudrait un qui ait au moins cinquante ans ! Avons-nous un parle-au-loin plus ancien en état de marche par ici ? Quelqu’un ? Non ? Magnifique ! Il faudra que je réitère l’appel une fois arrivée au sommet de cette falaise. »

Elle se dirigea vers la paroi qu’ils avaient descendue et entreprit de l’escalader.

Mari jeta un regard vers le mécanicien Talis qui s’était arrêté à ses côtés.

« Dans quelques décennies, les parle-au-loin mobiles seront trop lourds pour être soulevés et ne fonctionneront plus du tout.

— Je crains que ce ne soit la tendance, oui.

— C’est la tendance. » Mari agita sa main en direction de l’est. « Quelques mois avant que je reçoive mon diplôme à l’académie, le professeur S’san m’a emmenée dans un entrepôt scellé. »

Son professeur avait refusé de lui dire où elles allaient, ainsi que les raisons de sa démarche, et Mari avait suspecté que ce qu’elles faisaient était illicite, au vu du nombre de serrures que comptait la porte banale qui interdisait l’accès au local.

« À l’intérieur, elle m’a montré une étagère où s’alignaient des parle-au-loin. Tout à droite, il y en avait un semblable à ceux qu’on utilise aujourd’hui, à peu près long comme l’avant-bras avec une antenne extensible. Tout à gauche… » Elle fit une pause, absorbée par le souvenir. « … un autre modèle qu’on aurait dit fabriqué ou moulé d’une seule pièce. Je n’en connaissais pas le matériau. Il était aussi petit que la paume de ma main et pesait moins lourd qu’un jeu de cartes. À en croire les spécifications techniques résumées au-dessous, sa portée était plusieurs fois supérieure à celle de nos appareils actuels et la capacité de sa batterie permettait un usage continu des jours durant. »

Talis la regarda, bouche bée.

« Cela semble impossible. Si petit, si léger, et offrant de telles performances ? Comment peut-on construire ce type d’engins ?

— Je ne sais pas. Je n’ai pas eu l’impression qu’on pouvait le démonter, je n’ai donc aucune idée de la manière dont il avait été assemblé. De plus, entre le modèle antique, à gauche, et celui que nous utilisons aujourd’hui, posé sur l’extrémité droite de l’étagère, il y avait une longue série d’autres spécimens, chaque nouveau modèle étant plus volumineux et plus lourd que le précédent, et moins performant.

— Par les brasiers, Mari ! Est-ce que tu réalises ce que cela signifie ?

— Oui. Et ça ne se limite pas aux parle-au-loin. Tous les appareils complexes, comme ceux qui comportent de l’électronique, régressent. Ils sont de moins en moins élaborés et de moins en moins fiables. La plupart des mécaniciens ne s’en rendent pas compte, parce que ce changement est trop lent, mais voir tous ces instruments les uns à côté des autres m’a fait prendre conscience de la réalité.

— C’est comme si nous oubliions comment fabriquer certains objets ou perdions le savoir-faire nécessaire, murmura Talis, le regard braqué sur les mécaniciens émérites qui escaladaient la paroi. Les engins simples et robustes comme les locomotives fonctionnent toujours impeccablement, mais chacun de nous a pu constater des problèmes avec des appareils plus complexes. Et on dirait que ces problèmes s’accentuent de plus en plus rapidement, comme si tout s’effondrait depuis le sommet d’une falaise. » Il se retourna et la regarda droit dans les yeux. « La guilde doit forcément chercher à y remédier. Les mécaniciens émérites peuvent se montrer obtus et stupides, mais ceci est trop important pour être ignoré. À quand remontait le premier modèle de parle-au-loin ?

— Aucune date n’était mentionnée. J’ai reconnu le modèle contemporain, ainsi que celui qui l’a précédé parce que j’en ai vu un ou deux encore en état de marche, mais il était impossible de déterminer l’âge du premier.

— Quelque chose ne tourne pas rond, souffla Talis sans quitter Mari des yeux. Qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Je… ne sais pas encore », glissa-t-elle. Qu’avaient-ils donc tous ? Talis devait avoir une vingtaine d’années d’expérience de plus qu’elle et c’est à elle qu’il en appelait, en quête de réponses ? Pourquoi m’avez-vous montré cette étagère, professeur S’san ? Vous n’avez jamais voulu me le dire. « Tire tes propres conclusions, Mari. » Ne pouviez-vous pas me donner une réponse, pour une fois, histoire que j’aie quelque chose à dire à tous ces gens ?

« Ne m’oublie pas », lança Talis avant de se diriger vers la falaise.

Mari fit signe à Alain qu’il pouvait la rejoindre et elle se dirigea à son tour vers la muraille verticale. Quand ils sortirent enfin des décombres, la plupart des autres mécaniciens avaient déjà commencé l’escalade. Alors qu’elle contemplait les rochers à la recherche de prises, elle sentit qu’on l’effleurait et elle se retourna pour voir Alain lui désigner les points d’ancrage où les poutres de soutènement des tréteaux avaient été brisées. Elle se pencha pour observer les traces de plus près. Imprimées profondément dans le bois, elles ne ressemblaient ni à celles d’un câble, ni à celles d’une corde. On les eût dit faites par des griffes titanesques. Comment les autres mécaniciens avaient-ils pu passer à côté de cela ? Mais peut-être n’était-ce pas le cas. Peut-être avaient-ils volontairement ignoré ces marques. Peut-être occultaient-ils tout ce qui n’était pas cohérent avec leurs théories préfabriquées.

« Je suppose qu’on ne peut écarter aucune piste, pas vrai ?

— Une possibilité peut être écartée, dit Alain, après quelques instants de réflexion. Les dirigeants de Ringhmon n’ont pas pu exécuter cela en représailles à ce qui est arrivé à leur palais du gouvernement. Ils n’avaient pas le temps de dépêcher quiconque jusqu’ici avant le passage du train mécanique.

— Exact. » Mari sentit une contraction dans sa cage thoracique. À moins que les dirigeants de Ringhmon n’eussent reçu l’aide d’un individu disposant d’un parle-au-loin. À moins que tout ceci n’ait été soigneusement orchestré par les gens qui sont dans ce train, dans le dernier wagon. Est-ce la raison pour laquelle le transport de matériel depuis Ringhmon a été annulé ? Une perte si onéreuse aurait été bien cher payer pour se débarrasser d’un maître mécanicien gênant qui ouvrait un peu trop souvent sa grande bouche et en savait trop sur des choses que tout le monde doit ignorer ? J’ai besoin de poser certaines questions que nul ne doit entendre.

Elle fit un signe de tête à Alain.

« Est-ce que tu peux me laisser une bonne avance avant d’escalader cette paroi, s’il te plaît ? »