Il acquiesça en silence, sans énoncer l’interrogation qui brûlait dans ses yeux.
Mari fit quelques pas pour rejoindre Talis, le seul mécanicien à se trouver encore sur la plage, et elle désigna le haut de la falaise.
« On y va ? »
Le mécanicien ne semblait pas emballé par cette perspective.
« La descente avait l’air plus aisée, non ? Peut-être parce qu’on ne voyait pas trop ce qu’il y avait au fond. Mais d’ici on ne voit que trop bien le sommet, par ce clair de lune. »
Ils entamèrent l’ascension sans s’éloigner l’un de l’autre. Mari passa en revue les questions qu’elle allait poser et regretta d’avoir reçu l’ordre de ne rien dévoiler à propos des mécaniciens qui exerçaient en dehors de la guilde. Elle ne pouvait aborder le sujet à moins d’être certaine que son interlocuteur fût dans des dispositions favorables pour lui en parler. Cela laissait néanmoins un thème de taille susceptible de lancer la conversation.
« Talis, as-tu déjà vu un mage faire quelque chose que tu n’étais pas en mesure d’expliquer ? Quelque chose de concret. »
Le mécanicien s’immobilisa, les traits de son visage aussi figés que le roc, puis il scruta les environs afin d’être sûr que nul ne pouvait l’entendre.
« Chasse cela de ton esprit, maîtresse mécanicienne Mari. Cela n’est jamais arrivé.
— Mais, j’ai vu…
— Non. Je viens de te le dire. Tu n’as rien vu. »
Mari sentit la colère monter en elle.
« Les faits ne peuvent être ignorés. »
Talis secoua la tête.
« Il y a faits et faits. Il y a vérité et vérité. Du point de vue de la guilde, tu n’as pas vu ce que tu as cru voir. Personne n’a jamais vu et ne verra jamais un mage accomplir quelque chose de concret. Un point, c’est tout.
— Comment peut-on suivre une telle règle ?
— Je ne sais pas pourquoi la guilde l’a édictée, mais ni toi ni moi n’avons le choix ! Est-ce que tu veux te faire bannir de la guilde et enfermer dans les geôles de Grand-Chutes ? C’est toi qui vois. Tu peux décider de te cogner la tête contre les murs et ne rien faire de ta vie, ou montrer profil bas et exécuter du bon boulot de mécanicien. »
Les yeux rivés sur la paroi devant elle, Mari digérait ce qu’elle venait d’entendre.
« Est-ce que tous les mécaniciens savent cela ? » Tous à part moi, bien sûr.
Talis haussa les épaules autant que le lui permettaient ses mouvements d’escalade.
« Pas avant leur première mission sur le terrain. Après, la plupart savent plus ou moins de choses en fonction de leurs expériences. Certains mettent un tel point d’honneur à éviter les mages qu’ils n’apprennent jamais rien qui pourrait ébranler leur confiance dans le postulat que ces derniers ne sont que des imposteurs. Et puis il y a les vieux de la vieille, comme Saco, que tu vois là-haut. » Il s’arrêta pour désigner un des mécaniciens émérites loin au-dessus d’eux. « Ceux-là, je pense, se sont persuadés eux-mêmes, en toute bonne foi, qu’ils n’ont jamais rien vu du tout. Leurs cerveaux sont comme blindés, totalement imperméables à ce qu’ils ne veulent pas voir.
— Pourquoi ne m’a-t-on rien dit ?
— De quelle manière dis-tu à quelqu’un quelque chose que tout le monde est censé ignorer ? Une chose qui n’est même pas censée exister ? De plus, je crois que la plupart des mécaniciens l’apprennent comme je l’ai fait, en tombant nez à nez avec quelque chose qu’ils ne peuvent pas expliquer et, quand ils posent des questions, on leur conseille fermement d’oublier tout cela. »
Talis se tut et reprit en appuyant chacun de ses mots.
« Tout comme tu es en train de l’apprendre, toi aussi. Pour ton propre bien, maîtresse mécanicienne, oublie ce que tu as vu.
— Merci pour le conseil. » Mari s’interrompit juste avant de dire qu’elle allait le suivre. Il y avait tant à assimiler, tant d’éléments qui entraient en conflit avec ce qu’on lui avait enseigné. M’avez-vous piégée, professeur S’san ? Vous m’avez appris à ne pas me contenter de réponses simples, vous avez insisté sur l’importance de la vérité dans le moindre de nos gestes quotidiens, et puis vous m’avez envoyée me colleter avec un système qui nie la vérité !
Cependant, je ne peux pas la blâmer si je suis moi. Si le professeur S’san m’a aidée à devenir celle que je suis, tout ce qu’elle a fait a été de polir les angles. Mon caractère était déjà forgé lorsque je suis arrivée à l’académie.
Moi. Je ne suis qu’une personne. Qu’est-ce que je peux faire toute seule ? Ils sont nombreux à regarder dans ma direction quand il s’agit d’obtenir des réponses, mais s’il s’agissait de s’élever contre la guilde, personne ne me suivrait.
Elle entendit un rocher rouler en contrebas, baissa les yeux et vit Alain escalader la paroi avec difficulté. Il en est un qui le ferait.
Comment infliger cela au premier ami que je me suis fait depuis mon départ de Caer Lyn ? Un garçon qui pourrait même être… non, non et non. Cela n’arrivera pas.
D’autant plus que je ne sais pas ce qui va se passer à Dorcastel, si tant est que je réussisse à m’y rendre. Est-ce que celui qui est derrière cela a prévu d’autres embûches ?
Est-ce que celui qui est derrière cela en a après moi pour des choses que je n’ai pas encore accomplies ?
Chapitre 13
Le ciel à l’est s’illuminait des premières lueurs de l’aube quand un autre train mécanique arriva de Dorcastel. Sa créature locomotive haletait en progressant avec précaution sur les lignes métalliques, tandis que des vigies surnuméraires guettaient d’éventuels dangers. Alain fixa l’étrange machine en se demandant comment les mécaniciens avaient réussi pareille création. Mari lui avait assuré que les membres de sa guilde n’usaient pas de sortilèges. Cependant, de quelle autre manière pouvait-on engendrer une telle bête ou un dragon ?
Les mécaniciens de l’ancien convoi franchirent le gouffre libéré par l’effondrement du pont à tréteaux en suivant une corniche juste assez large pour qu’on pût y avancer à un de front. Puis vint le tour des communs. Chacun marchait prudemment en s’efforçant de ne pas regarder les décombres en contrebas.
Le dernier des communs, un homme qui était resté en retrait jusqu’à ce que tout le monde eût traversé, parcourut avec difficulté la moitié du chemin avant de s’arrêter, tétanisé par la peur, les yeux clos, le dos collé contre la paroi derrière lui. Alain vit des mécaniciens s’esclaffer, tout comme certains des communs ; dans leur grande majorité, ceux-ci ne riaient pas, mais se querellaient entre eux. Il observa la scène sans intervenir et se demanda si l’homme serait abandonné à son triste sort.
Mari sauta au pied de la locomotive et se dirigea vers la saillie rocheuse, le visage fermé, en ignorant les commentaires hurlés par quelques-uns de ses confrères. Elle invectiva les communs en passant devant leur groupe, et plusieurs la suivirent avec un air honteux. Elle s’engagea sur la sente étroite, rejoignit le malheureux paralysé par la peur et le prit par le bras en lui parlant à voix basse.
Tous avaient les yeux rivés sur elle lorsqu’elle réussit à sortir l’homme de son immobilité et lui fit franchir, un pas après l’autre, la distance restante, jusqu’à ce que les communs rassemblés à l’extrémité du parapet pussent l’agripper et le tirer vers un espace plus vaste. Mari marcha sans se retourner vers la locomotive sous les cris de remerciements des communs qui la regardaient désormais avec une expression différente de celle qu’ils réservaient aux autres membres de sa guilde.