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Seule une poignée de mécaniciens demeurèrent dans le train d’origine, et Alain les vit le faire reculer dès que le dernier des communs eut évacué la rame. Il se demanda s’ils allaient rouler en marche arrière sur tout le trajet jusqu’à Ringhmon.

Ces péripéties terminées, il ne restait plus qu’à faire monter les passagers dans le nouveau train. Alain surprit quelques communs qui maugréaient à propos de la cargaison entreposée dans le train qu’ils venaient de quitter et qui devrait soit attendre la réparation du pont, soit être transportée par caravane vers la rivière d’Argent, où elle serait chargée sur des barges pour être acheminée jusqu’à Dorcastel. Le temps de livraison des colis en serait considérablement rallongé et coûterait à la guilde des mécaniciens beaucoup d’argent qu’elle aurait pu sinon encaisser. « Au moins, nous savons que ce ne sont pas les mécaniciens qui sont derrière ce coup-là », lâcha un des communs dans un souffle, de crainte d’être entendu.

« Ça leur fait mal au porte-monnaie. »

Ses compagnons acquiescèrent par des gloussements forcés.

« Cela dit, aux mages également, renchérit un autre quidam. Peut-être qu’ils sont innocents, eux aussi. »

Il se mit à rire à gorge déployée à son propre trait d’esprit et ses comparses se joignirent à lui, sauf Alain qui rentra la tête dans les épaules pour que nul ne s’aperçût de son absence de réaction.

Il réfléchit aux implications de ce qu’il venait d’entendre. Pour les mages, les mécaniciens sont non seulement des ombres, mais aussi des gens déloyaux, qui n’ont rien de semblable avec nous. D’après Mari, les mécaniciens considèrent les mages de la même façon. Pourtant, du point de vue des communs, les mages et les mécaniciens ne sont en rien différents. Je n’ai rien fait pour ce commun qui était figé de terreur, et les mécaniciens n’ont rien fait non plus, à l’exception de Mari. Si j’avais porté mes robes et si Mari n’avait pas été là, les attitudes des mages et des mécaniciens auraient été identiques. Je comprends maintenant pourquoi les communs parlent des grandes guildes comme si elles n’en formaient qu’une seule.

Alors que chacun montait à bord du train, Mari vint lui dire où elle serait le lendemain soir.

« C’est un restaurant, lui expliqua-t-elle, en lui donnant l’adresse. Les autres mécaniciens qui connaissent Dorcastel me l’ont recommandé. Si tu veux que nous nous voyions, sache que j’y serai. »

Quelque chose dans sa manière de s’exprimer, quelque chose dans sa manière d’éviter son regard, poussa Alain à lui poser une question.

« Veux-tu que nous nous revoyions ? »

Elle leva vers lui des yeux pleins d’incertitude, avant de hocher la tête.

« Oui.

— Dans ce cas, j’y serai. Pourquoi as-tu aidé ce commun ?

— Il avait besoin d’aide et personne ne faisait quoi que ce soit. » Mari lui décocha un œil noir. « Tu aurais pu l’aider. Tu comprends ce que cela veut dire, désormais.

— Ce n’est pas un ami.

— Ce n’est pas le problème. Certains des mécaniciens me sont tombés sur le râble parce que c’est un commun. Mais ce n’est pas le problème non plus.

— Alors qu’est-ce que c’est ?

— Ne laisse pas les gens souffrir ! Ne laisse personne être blessé ! Si tu peux aider quelqu’un, aide-le ! Qu’y a-t-il de si difficile là-dedans ? »

Alain réfléchit à ses paroles.

« Ce n’est pas difficile, mais le faire peut s’avérer… » Quel était le terme adéquat ? « Compliqué.

— Ouais, en un mot c’est tout moi, hein ? » Elle le fixa avec un air de défi, comme si elle attendait quelque chose.

Il opina.

« Oui. »

Quoi qu’elle eût attendu, ce n’était certainement pas ce qu’il venait de dire. Mari parut d’abord surprise, puis elle sourit de toutes ses dents.

« J’espère te revoir à Dorcastel. Mais la décision t’appartient. Vraiment. »

Elle était montée dans les entrailles de la grande bête locomotive, et lui dans la partie du train réservée aux communs. Tout le monde était fatigué, aussi personne n’importuna Alain, chacun s’efforçant de grappiller quelques heures de sommeil.

Il était pour sa part incapable de dormir.

Il savait qu’il ne devait pas se rendre dans ce restaurant. Qu’il ne devait pas revoir Mari. Durant la nuit écoulée, il avait ressenti des flux bouillonner sous les sceaux qu’il avait placés sur ses émotions depuis tant d’années. Il avait repensé à « larmes », à « aider » et à « ami ». Des souvenirs jadis profondément enfouis avaient hanté les ténèbres.

Quelle était donc la nature de ce défi qui menaçait d’anéantir ses capacités de mage ? Tout ce qu’il avait accompli, tout ce à quoi il avait survécu pouvait être balayé en un éclair au contact de Mari. Il s’interrogea une fois de plus sur le pouvoir qu’elle détenait pour l’influencer. Pour le changer. Et peut-être causer sa perte.

Il savait ce que prescrivaient les enseignements des doyens dans ces cas où l’oppression induite par l’illusion du monde devenait trop intense. Un mage devait se retirer dans une pièce vide aux murs nus et reconstruire l’inébranlable certitude de ces vérités simples : rien d’autre n’existait que lui, les sentiments et les émotions étaient des obstacles sur la voie de la sagesse et du pouvoir, tout ce qui pouvait le relier aux ombres qu’étaient les illusions des autres devait être renié et enseveli à jamais sous une chape inamovible. Quand il était encore à Ihris, Alain avait vu à plusieurs reprises des mages recourir à cette méthode et ressortir de ces jours ou semaines d’isolement volontaire avec un désintérêt absolu pour le monde qui les entourait – la marque de la sagesse.

C’était ce qu’il devrait faire à son arrivée à Dorcastel : renier ses souvenirs, renier le concept d’aide, renier l’amitié et, par-dessus tout, renier Mari. Tel était le chemin qui lui permettrait de recouvrer ses certitudes.

Il se rappela la leçon d’un doyen qui avait peu l’habitude de punir les acolytes, et préférait la puissance du verbe pour leur imposer ses enseignements. Il s’était tenu devant eux et leur avait parlé d’une créature légendaire dont les mains étaient dotées d’une puissance bien plus grande que celle de n’importe quel mage. L’une d’elles détenait le pouvoir de créer, l’autre celui de détruire. Quand il eut terminé, le doyen avait tendu ses mains devant lui.

« Choisissez-en une !

— Laquelle correspond à quoi ? avait demandé le plus sage des acolytes.

— Vous le saurez une fois votre choix fait », avait répondu le doyen.

Nul n’avait osé choisir et le doyen avait fini par abaisser ses bras avec un hochement de tête approbateur.

« Voyez-vous, nous vous inculquons la sagesse. Nous vous transmettons les connaissances acquises par des mages et des doyens avant vous. Si vous vous écartez de ce savoir, c’est dans l’ignorance des conséquences de vos actes que vous vous tiendrez devant cette créature. Elle vous offrira ses deux mains, et vous devrez choisir l’une d’elles sans savoir si votre choix vous détruira. C’est le prix à payer pour suivre une voie inconnue. »

Alain ne s’était jamais imaginé que cette créature se présenterait à lui sous les traits de la maîtresse mécanicienne Mari. Tout ce qu’il avait appris lui hurlait qu’elle constituait un danger, que ce qu’elle offrait était indubitablement la main de la destruction. Mais alors qu’il regardait par la fenêtre, Alain prit conscience de quelque chose qui ne lui avait jamais encore effleuré l’esprit. Ce doyen n’avait jamais dit à aucun de ses disciples de ne pas s’écarter de la voie qu’il enseignait, de ne pas se confronter aux choix que leur présenterait la créature. En revanche, il leur avait enjoint de soigneusement réfléchir aux conséquences de leurs choix. Peut-être la destruction. Peut-être quelque chose depuis longtemps convoité.