Les avertissements des autres doyens avaient été bien plus explicites.
« Acolytes mâles, prenez garde aux femelles que vous rencontrerez hors des hôtels de la guilde. Elles ne veulent que votre perte, elles chercheront à vous dérober votre sagesse et à vous appâter pour que vous deveniez des ombres tout comme elles. »
Mari m’éloigne de la voie de la sagesse. En la voyant, je ressens… de la joie. Admets-le. À me connecter, encore et encore, aux ombres et à la fausseté du monde, mes sortilèges vont faiblir pour disparaître à jamais.
Et pourtant… le fil est toujours là. Je suis capable de sentir la présence de Mari, quelque part devant moi, dans la locomotive des mécaniciens. Qu’est donc ce fil ? Que représente-t-il ?
Est-ce que je veux d’une sagesse qui m’obligerait à le couper ?
Je n’ai ressenti aucun affaiblissement. Mes pouvoirs sont intacts. Mais qu’adviendra-t-il si je me rends compte que je dois choisir entre ces pouvoirs – mon statut de mage, si durement acquis – et Mari ? Quel sera alors mon choix ? Comment pourrais-je renoncer à être mage ?
Comment pourrais-je renoncer à Mari ?
À cette pensée, Alain réalisa qu’il avait déjà fait son choix.
Si les doyens de l’hôtel de la guilde des mages de Dorcastel s’en apercevaient, Mari n’aurait aucune chance de le détruire. Ses propres doyens s’en chargeraient très vite.
La matinée était bien avancée quand, au détour d’une nouvelle courbure de la côte, ils virent enfin Dorcastel. La ville s’étalait sur les versants d’une vallée qui surplombaient le port. Après les marais salants au nord de Ringhmon, cette vallée était la première trouée dans les falaises qui bordaient le littoral sud de la mer de Bakre. Même à si grande distance, Dorcastel sortait des eaux en une série de remparts successifs, imposantes masses de pierre.
Bientôt, ils dépassèrent le périmètre de défense extérieur de la cité ; des sentinelles surveillaient l’approche du train depuis leurs tours couronnées de balistes. L’arrivée en gare de Dorcastel fut étonnamment rapide et le convoi s’arrêta, mais cette fois le hurlement du métal frotté contre le métal ne fut qu’un lointain écho.
Aucun des communs ne prit la direction de la locomotive, tous suivirent un chemin clairement balisé vers la ville. Alain leur emboîta le pas et s’éloigna peu à peu du train ; le fil ne se rompit pas et lui offrit un réconfort illicite en courant vers la locomotive. Les doyens de Ringhmon ne l’avaient pas perçu, mais cela ne signifiait pas qu’il en serait de même avec ceux de Dorcastel. Dans l’éventualité où il serait découvert, Alain avait préparé à leur intention une série de réponses véridiques en apparence, mais, en réalité, parfaitement fallacieuses. Les leçons qu’un acolyte tirait des enseignements reçus n’étaient pas toujours celles voulues par les doyens.
Quand la foule se divisa et finit par se disperser, Alain trouva un endroit discret et passa ses robes de mage, sans chercher à réprimer la sensation d’apaisement que leur port lui procurait. Il avait été surpris par la difficulté d’incarner un commun. Après un long entraînement visant à masquer ses sentiments, devoir cacher qu’il dissimulait ses émotions avait été particulièrement éreintant. Il repéra un mage, se fit indiquer le chemin de l’hôtel de la guilde et, avant que le soleil ne fût trop bas sur l’horizon, il rejoignit ce qu’il espéra être un sanctuaire plus accueillant que ne l’avait été l’hôtel de Ringhmon.
L’acolyte en faction à l’entrée se courba devant Alain en le laissant pénétrer à l’intérieur.
« Celui-ci pourvoira à tout ce dont le mage a besoin. »
Alain s’arrêta et observa l’acolyte. Les souvenirs de ses premières années dans la guilde remontèrent à la surface. Combien de temps fallait-il aux doyens pour faire oublier aux nouveaux arrivants ce qu’était un ami ? Aidait-on un autre acolyte ? Trouvait-on le réconfort uniquement dans la sagesse enseignée par la guilde, parce qu’il n’y en avait pas d’autre au milieu des ombres et des illusions dont chacun était entouré ? Ce sont des interrogations auxquelles les doyens ne répondront jamais, mais je ne peux plus à présent les chasser de mon esprit.
Avant même qu’il eût le temps de poser son sac – désormais vide – dans une des chambres réservées aux mages de passage en ville, Alain avait reçu un message lui demandant de se rendre devant les doyens de Dorcastel. Alors qu’on l’introduisait dans un cabinet de travail minuscule, le jeune homme se sentit soulagé de ne pas être soumis à la Question sitôt arrivé.
La mage âgée assise derrière son bureau lui fit signe de prendre place avec une absence de cérémonie peu coutumière.
« Salutations, mage Alain. Votre jeune âge a été source d’étonnement pour nos acolytes. Ils ont dû redoubler d’efforts pour masquer leurs émotions. »
L’espace d’un instant, elle montra ouvertement son amusement : un sourire de mage qui n’incurva qu’à peine les lignes de sa bouche et disparut aussitôt. Il fut suffisant néanmoins pour interloquer Alain.
« Mage Alain, avez-vous entendu parler des difficultés auxquelles est confrontée notre guilde dans cette ville ?
— J’ai entendu parler des dragons.
— Oui ! Des dragons ! Qui se comportent comme ils ne le devraient pas. Comme ils ne le peuvent pas. Mais si ce monde est faux, pourquoi notre compréhension des sortilèges ne serait-elle pas erronée, de temps à autre ? » La vieille mage soupira, laissant transparaître ses émotions une fois de plus. « Vous ne trouverez que peu de mages présents. À l’exception de la poignée qui reste ici au cas où il y aurait besoin de défendre cet hôtel, les autres ratissent les environs au peigne fin à la recherche de potentiels antres de dragons. Connaissez-vous les moyens mis en œuvre pour pareilles fouilles ? Bien, bien. Chez quelqu’un d’aussi jeune, vous comprendrez que je préfère ne présumer de rien. Eh bien, pour l’heure, tous nos efforts ont été vains. » Elle soupira de nouveau. « C’est frustrant. »
Alain veilla à ne pas la fixer. Mentionner un sentiment tel que la frustration ? Les errements de cette doyenne n’étaient sûrement tolérés que parce qu’elle disposait d’une grande expérience et qu’elle avait dû, par le passé, rendre bien des services à la guilde.
« Si je ne m’abuse, les méthodes d’investigation devraient permettre de repérer aisément une créature aussi volumineuse qu’un dragon engendrée par un sort. A fortiori s’il y en a plusieurs.
— Elles devraient, oui, acquiesça la doyenne. Pourtant, nous ne trouvons rien. Aucun mage n’a perçu la création d’un dragon, même si ce type de sort ne devrait pas échapper à nos sens. Il y a autre chose à l’œuvre. Nous n’avons pas encore élucidé ce dont il s’agit, mais certains suspectent que des mages sombres ont imprudemment altéré les principes fondamentaux des sortilèges ayant trait aux dragons.
— J’ignorais que c’était possible.
— Ça ne l’est pas. Chacun perçoit la même illusion et doit, en lançant des sorts, suivre les mêmes règles sous peine de les voir échouer. Un dragon ne peut être qu’un dragon. J’ai rappelé cela aux autres doyens, mais ils s’acharnent à chercher un dragon qui ne peut être créé par un sortilège. Pas étonnant qu’ils échouent », marmonna la vieille mage. Elle se leva et marcha avec difficulté vers une bibliothèque. « Si vous souhaitez étudier, mage Alain, j’ai ici quelques textes.